(Montréal) De nouvelles révélations au sujet d’une unité ultrasecrète créée au sein du cabinet du premier ministre Pierre Elliott Trudeau pour espionner les souverainistes québécois témoignent de l’ampleur de ce qu’on ignore encore concernant la réponse d’Ottawa au mouvement indépendantiste.

Selon un article qui vient d’être publié en anglais dans une revue universitaire, le cabinet du premier ministre Trudeau avait créé dans les années 1970 une unité d’espionnage pour surveiller les souverainistes du Québec. Le cabinet avait aussi demandé à la Gendarmerie royale du Canada de lui refiler des renseignements – une demande à laquelle le défunt service de sécurité de la GRC aurait résisté.

« On parle ici du cabinet du premier ministre qui mène une opération secrète de collecte de renseignements et […] qui souhaite ensuite que la GRC contribue à la collecte de renseignements et qu’elle lui fournisse ces informations », a déclaré Dennis Molinaro, qui enseigne à l’Université « Ontario Tech » et qui a coécrit l’article publié dans la revue Intelligence and National Security.

L’article, basé sur des documents obtenus en vertu des lois sur l’accès à l’information, allègue qu’au moins du printemps 1971 à l’hiver 1972 – après la « crise d’Octobre » –, un organisme secret connu sous le nom de code « FAN TAN » a mené des opérations en dehors du système de renseignement officiel canadien.

Publié en ligne le 28 août, l’article, intitulé « Le dossier FAN TAN : Séparatisme québécois et résistance des services de sécurité à la politisation – 1971-1972 », indique que l’unité d’espionnage était également connue sous le nom de « Groupe Vidal » – du nom de son chef des opérations, Claude Vidal.

L’article allègue que cette unité d’espionnage a ciblé des groupes parfaitement légaux du mouvement indépendantiste au Québec, y compris le Parti québécois (PQ), et a utilisé la machine du Parti libéral du Canada au Québec pour recueillir des renseignements.

De nombreux documents sont toujours caviardés, y compris celui dans lequel M. Trudeau demande si la GRC peut se livrer à une activité dont la nature est aussi expurgée. Presque tous les documents ont été préparés par John Starnes, chef du service de sécurité de la GRC entre 1970 et 1973, dans le cadre de son témoignage à la commission McDonald, qui a enquêté sur des activités illégales de la GRC.

Gregory Kealey, professeur émérite au département d’histoire de l’Université du Nouveau-Brunswick, estime que la publication de cet article universitaire témoigne de l’importance pour Ottawa d’être plus transparent sur les actions passées de la police et des services de renseignement intérieurs.

« Nous parlons d’évènements qui ont eu lieu il y a 53 ans et bien des pièces du puzzle manquent encore », a-t-il souligné. Le professeur Kealey se demande si le caviardage pourrait dissimuler d’autres renseignements sur les activités de John Starnes, qui dirigeait le service de sécurité de la GRC à une époque où celui-ci menait des actions illégales – et qui n’a jamais parlé du « groupe Vidal » dans ses mémoires ou dans des entretiens ultérieurs.

Bafouer les droits civils

L’ancien chef du Parti québécois Jean-François Lisée trouve insensé que des copies non caviardées de documents vieux de 50 ans ne puissent pas être consultées.

Des fonctionnaires ont déterminé aujourd’hui que certaines parties de ces documents vieux d’un demi-siècle étaient trop dangereuses à publier pour préserver les relations fédérales-provinciales actuelles. C’est évidemment absurde, mais ça montre évidemment qu’il y a encore des choses là-dedans qui seraient troublantes.

l’ancien chef du Parti québécois, Jean-François Lisée

D’autres documents n’ont toujours pas été publiés, a-t-il souligné, notamment des comptes rendus des réunions du cabinet fédéral de 1975, 1976 et 1977 – alors qu’un premier gouvernement du PQ était élu.

Les documents cités dans l’article « montrent jusqu’où le premier ministre Trudeau lui-même était prêt à aller en empiétant sur les droits civils afin de lutter contre le séparatisme, illégal et légal », a déclaré M. Lisée.

Il existe de nombreux autres documents sur le mouvement souverainiste qu’on ne peut toujours pas consulter – y compris plus de 4500 documents déposés en preuve lors de l’enquête sur le financement du camp du Non lors du référendum de 1995 sur l’indépendance du Québec.

PHOTO PIERRE CÔTÉ, ARCHIVES LA PRESSE

Des partisans du Oui lors du référendum de 1995.

L’enquête de 2006, supervisée par le juge à la retraite Bernard Grenier, a conclu que deux organisations fédéralistes financées par Ottawa n’avaient pas déclaré des dépenses de plus de 500 000 $ lors de la campagne référendaire, remportée de justesse par le camp du « Non ». Le juge Grenier a ordonné que les milliers de documents présentés lors des audiences soient scellés indéfiniment.

En mai dernier, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une motion demandant au directeur général des élections du Québec (DGEQ) de publier tous ces documents. Invoquant « le caractère préjudiciable que pourraient encore comporter certains documents », le DGEQ a précisé par la suite qu’il lui faudrait beaucoup de temps pour éplucher toutes ces boîtes.

Philip H. J. Davies, coauteur de l’article sur l’unité secrète d’espionnage, estime que les implications que cela soulève sont troublantes. « L’idée selon laquelle on pourrait, dans une démocratie, diriger une cellule de surveillance et’d’action politique’à partir d’un bureau de parti politique, c’est à glacer le sang […] Ce serait extrêmement inconstitutionnel », a déclaré M. Davies, qui est également professeur d’études sur le renseignement à Université Brunel de Londres.

Son coauteur Molinaro souligne que selon des documents, John Starnes s’est opposé aux tentatives de politisation de son service, menaçant même de démissionner et de s’exprimer publiquement sur l’opération plutôt que de fournir des renseignements au « groupe Vidal ».

Mais le rapport de la commission McDonald ne fait aucunement allusion à cette unité spéciale, souligne M. Molinaro. « C’est là l’une des questions troublantes que nous posons dans l’article. »

Cette commission a confirmé que la GRC s’était livrée à des centaines d’effractions illégales, avait incendié une grange et volé la liste des membres du PQ. À la suite de ses travaux, la GRC a perdu la responsabilité des activités d’espionnage intérieur, et le gouvernement fédéral a créé le Service canadien du renseignement de sécurité – l’actuel SCRS.

Le député péquiste Pascal Bérubé estime que les révélations contenues dans l’article font partie d’une série de trahisons et de dissimulations qui ont marqué les relations du Québec avec Ottawa, notamment le vol de la liste des membres du PQ par la GRC et le financement illégal de la campagne du Non en 1995.

« Personne ne peut désormais nier que le bureau de Pierre Elliott Trudeau est à l’origine de la surveillance dont le Parti québécois est victime depuis sa fondation », a déclaré le député Bérubé.