(Ottawa) Le gouvernement fédéral s’approvisionne auprès de fournisseurs sans réellement évaluer si ceux-ci représentent un risque à la sécurité nationale ou s’ils ont des liens avec des organisations – comme des gouvernements hostiles – qui constituent une menace.

L’histoire jusqu’ici

Novembre 2020 : SPAC reçoit une demande de la GRC d’ouvrir un appel d’offres pour des équipements de communication.

Juillet 2021 : Deux soumissionnaires sont retenus : Sinclair Technologies et Comprod.

Octobre 2021 : Le contrat est accordé à Sinclair Technologies.

Décembre 2022 : Le contrat est suspendu à la suite de la parution du reportage de Radio-Canada.

Ce constat découle d’un examen entourant l’attribution d’un contrat de télécommunications pour la Gendarmerie royale du Canada (GRC) à Sinclair Technologies, une société établie au Canada, mais liée au gouvernement de la Chine.

Un haut fonctionnaire de Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC) l’avait d’ailleurs prophétisé : l’achat des appareils respectait le processus d’appel d’offres, mais il allait revenir hanter la fonction publique.

« Bien qu’il ne semble pas que la technologie suscite des préoccupations sur le plan de la sécurité, assurez-vous que les compagnies qui fournissent ces appareils n’en suscitent pas », a écrit le directeur principal de l’approvisionnement.

« Je recommanderais de conserver cette approbation dans les dossiers en cas d’examen ultérieur », a-t-il conclu dans un courriel figurant dans le rapport d’examen que La Presse a obtenu en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.

Près d’un an et demi plus tard, Radio-Canada révélait que le fédéral avait jeté son dévolu sur l’offre de l’entreprise contrôlée par Hytera Communications, une société chinoise détenue à 10 % par Pékin par le truchement d’un fonds d’investissement.

Angles morts

L’opposition s’est insurgée, et examen ultérieur il y a eu. Les enquêteurs de la Direction des enquêtes spéciales et de la divulgation interne ont passé au peigne fin les processus en place chez SPAC et conclu que tout avait été fait dans les règles de l’art.

Le hic ?

Il a été déterminé qu’aucun [processus] ne permettait d’évaluer les risques en matière de sécurité nationale en ce qui a trait au fournisseur et son lien avec des joueurs qui pourraient représenter une menace.

Extrait d’un résumé du rapport d’examen que La Presse a obtenu

Car « les mécanismes existants sont uniquement axés sur les biens et services que l’on souhaite acquérir du sous-traitant et la cote de sécurité leur étant attribuée », ajoute-t-on dans le sommaire préparé à l’intention d’une sous-ministre adjointe de SPAC.

Le Ministère, principal acheteur du gouvernement avec environ 22 milliards de dépenses chaque année, pourrait procéder à des changements à l’interne, mais cela n’éliminerait pas entièrement les risques, est-il souligné dans le rapport lui-même.

Un effort plus large pourrait s’imposer « afin d’identifier toute lacune et atténuer ce type de risque », et à cette fin, après une rencontre organisée par le ministère de la Sécurité publique, SPAC a décidé de mettre sur pied un groupe de travail.

Appareil inoffensif ou dispositif suspect ?

La GRC elle-même avait conclu que les appareils ne posaient pas de risque à la sécurité.

Un représentant de la police fédérale qui a participé à l’examen du contrat a dit « qu’il s’agissait littéralement d’une boîte cylindrique avec deux adaptateurs coaxiaux et une pièce au milieu qui est utilisée comme antenne pour la fréquence de la GRC ».

Cela n’en fait pas un appareil inoffensif pour autant, réagit Margaret McCuaig-Johnston, une ancienne haute fonctionnaire fédérale maintenant membre du conseil consultatif du China Strategic Risks Institute, un groupe de réflexion international.

C’est que la Loi sur le renseignement national de Pékin prévoit que « toute organisation ou tout citoyen doit soutenir et assister le travail de renseignement de l’État et y coopérer […] et maintenir le secret de toute connaissance du travail de l’État », note-t-elle.

« Cette disposition de la loi n’est pas conçue pour des compagnies qui fabriquent des jouets, ironise-t-elle. Elle est conçue pour des compagnies de télécommunications qui peuvent espionner pour le compte de la Chine. »

Très critique du régime de Xi Jinping, elle estime que « nous sommes encore très naïfs ».

Plus bas soumissionnaire : à quel prix ?

Le gouvernement fédéral erre aussi en optant pour les plus bas soumissionnaires, plaide-t-elle. Pour ce contrat, à technologie comparable, SPAC a préféré la soumission de l’entreprise détenue en partie par Pékin à celle de la société québécoise Comprod.

La différence de prix ? Environ 60 000 $ pour le contrat d’une valeur d’un demi-million.

Sinclair fait baisser les prix depuis des années. Les prix sont plus concurrentiels, et les gens considèrent que c’est un bénéfice, mais en fait, on prend un risque en laissant des sociétés liées à la Chine s’immiscer dans nos systèmes.

Margaret McCuaig-Johnston, membre du conseil consultatif du China Strategic Risks Institute

Professeure adjointe d’affaires internationales à l’Université Carleton, ancienne analyste au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), Stephanie Carvin partage cet avis, mais en partie.

« Ce n’est pas forcément une mauvaise chose que le gouvernement respecte l’argent des contribuables et choisisse le plus bas soumissionnaire. Cela dit, quel est le coût réel du plus bas soumissionnaire ? Meilleur prix ne veut pas dire meilleure valeur », argue-t-elle.

Ce qui lui apparaît évident, néanmoins, c’est que les mécanismes de filtrage de sécurité doivent être resserrés. « Ce n’est pas dit explicitement dans le rapport, mais je pense qu’il faut commencer à s’attarder à l’enjeu de la propriété [des entreprises] », dit-elle.

Et on n’a pas besoin de réinventer la roue, juge la professeure Carvin : « On peut dresser une liste comme les États-Unis. » Ces mêmes États-Unis qui avaient mis à l’index Hytera Communications, lui interdisant de participer aux appels d’offres gouvernementaux…

Chez SPAC, on n’a pas réagi au rapport dans les délais impartis.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse