(Ottawa) Tentant à la fois de calmer les critiques des partis de l’opposition et de rassurer les Canadiens, Justin Trudeau annonce la création d’un poste de rapporteur spécial sur l’ingérence étrangère, l’ouverture d’une enquête – à huis clos – et le lancement de consultations sur la création d’un registre d’agents étrangers.

Mais il n’est pas encore question, à tout le moins pour l’instant, de lancer l’enquête publique que lui réclament à cor et à cri le Parti conservateur, le Bloc québécois et le Nouveau Parti démocratique.

Le premier ministre s’en remet à un « éminent Canadien » pour le conseiller sur la pertinence de tenir, ou pas, une telle enquête publique sur l’ingérence étrangère durant les élections fédérales de 2019 et de 2021.

Le rapporteur indépendant « sera doté d’un vaste mandat afin de formuler des recommandations spécialisées sur la protection de notre démocratie », a annoncé M. Trudeau en compagnie d’un quatuor de ministres en conférence de presse au parlement, lundi.

PHOTO SEAN KILPATRICK, LA PRESSE CANADIENNE

Le premier ministre Justin Trudeau s’en remet à un rapporteur spécial pour le conseiller sur la pertinence de tenir, ou pas, une enquête publique sur l’ingérence étrangère durant les élections fédérales de 2019 et de 2021.

« Certains soutiennent qu’une enquête publique est la prochaine étape nécessaire », et « d’autres ont souligné les failles et les défis » d’un tel exercice, mais « qu’il s’agisse d’une enquête ou d’un contrôle judiciaire, et peu importe quelle pourrait être la portée de ce travail », les libéraux s’y plieront, a-t-il promis.

Le premier ministre a aussi donné à l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement ainsi qu’au Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement, dont il nomme les membres, le mandat d’étudier l’enjeu.

Ce comité est présidé par le député libéral David McGuinty. Il est composé de trois élus libéraux, deux conservateurs, un bloquiste, un néo-démocrate et une sénatrice indépendante. Tous détiennent une cote de sécurité de niveau « Très secret » et ils sont tous astreints au secret à perpétuité. À ces deux mesures s’ajoute le lancement officiel de consultations entourant la mise sur pied d’un registre d’agents étrangers.

Ceux qui espéraient dès lundi l’annonce d’une enquête publique et indépendante sur l’ingérence étrangère dans les élections canadiennes restent donc sur leur appétit.

Accéder à cette requête aurait été « une décision assez facile politiquement », a argué Justin Trudeau, mais selon lui, la « crédibilité » de l’exercice aurait pu être mise à mal s’il avait dû gérer les documents qui pouvaient être divulgués.

Le premier ministre s’est engagé à consulter les autres partis pour la nomination du rapporteur.

Agents étrangers : déjà un projet de loi au Sénat

Le sénateur conservateur Leo Housakos a déposé au Sénat il y a plus d’un an le projet de loi S-237 visant à créer un registre des agents d’influence étrangers. Son but : mettre au grand jour les activités de ceux qui tentent d’influencer, au nom de régimes étrangers, les politiques et les élections au pays.

Mais jusqu’ici, le sénateur constate que le gouvernement Trudeau a démontré peu d’intérêt pour cet outil pourtant jugé essentiel par des experts en sécurité nationale afin de contrer l’ingérence étrangère.

Les principaux alliés du Canada – les États-Unis, l’Australie et la Grande-Bretagne – se sont déjà dotés d’un tel outil au cours des dernières années ou sont sur le point de le faire.

Si le gouvernement Trudeau souhaite vraiment contrer l’ingérence étrangère, il peut reprendre à son compte les grandes lignes de ce projet de loi dès maintenant et en assurer l’adoption rapide, selon M. Housakos. Le mois dernier, deux anciens diplomates du Canada qui ont été en fonction en Chine – David Mulroney et Charles Burton – ont affirmé devant un comité parlementaire que l’absence d’un tel registre favorise l’ingérence étrangère sur le sol canadien.

Essentiellement, le projet de loi de M. Housakos s’inspire de celui qui avait été déposé en avril 2021, environ six mois avant les élections fédérales, par l’ancien député conservateur Kenny Chiu aux Communes. « Je continue le combat de Kenny Chiu. Mais il est évident que le gouvernement Trudeau ne veut pas que ce projet de loi avance », s’est insurgé M. Housakos.

Toute personne, entité ou organisation qui s’adonne à des activités dans le but d’influencer les fonctionnaires ou les décideurs canadiens, au nom d’un pays étranger, devrait s’inscrire au registre et dévoiler ses activités au risque de s’exposer à une peine de prison ou à une amende pouvant atteindre 200 000 $. Ce registre ne s’appliquerait pas aux diplomates en poste au Canada.

Il faut identifier ceux qui agissent dans l’intérêt d’une entité étrangère au lieu de celui du Canada. Il faut avoir une certaine forme de reddition de comptes de la part des agents étrangers et des fonctionnaires qui les reçoivent. Un tel registre ne serait pas vraiment différent du registre des lobbyistes.

Leo Housakos, sénateur conservateur

Il a précisé avoir discuté des tenants et aboutissants de son projet de loi avec le ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino, en novembre dernier. « Il m’a alors dit que c’était une bonne idée et que le gouvernement étudiait cette option. Mais quatre mois plus tard, il ne se passe rien. […] Le Canada a pris beaucoup de retard comparativement à nos alliés en ce qui concerne la sécurité nationale. »

Le projet déposé par Kenny Chiu avait suscité la colère de la Chine, et M. Chiu avait été la cible d’une campagne de désinformation sur le réseau WeChat. M. Chiu a mordu la poussière aux élections de 2021 et il estime que l’ingérence du régime communiste chinois a été l’un des facteurs ayant contribué à sa défaite.

Justin Trudeau n’était pas à la période des questions en Chambre, lundi, pour essuyer les tirs nourris des députés de l’opposition. Après deux semaines de relâche parlementaire, et à l’aune des révélations qui ont défrayé la chronique au cours des deux dernières semaines, l’ingérence étrangère a été au cœur des échanges.

La GRC enquête

Pendant ce temps, les agences de renseignement se lancent dans la chasse aux sources. En plus du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), la Gendarmerie royale du Canada (GRC) tente de les débusquer.

Des dispositions de la Loi sur la protection de l’information érigent en infraction le fait de communiquer des renseignements secrets. Les employés d’agences comme le SCRS y sont assujettis ; et au cours des derniers mois, des documents du SCRS ont été cités dans des reportages du Globe and Mail et de Global News.

Les peines d’emprisonnement maximales varient entre cinq ans moins un jour et 14 ans, selon la nature de l’infraction.

Ils ont dit

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Pierre Poilievre, chef du Parti conservateur

Les Canadiens exigent des réponses, et l’annonce faite aujourd’hui par les libéraux de nommer un “rapporteur spécial” et de demander au Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement d’enquêter sur l’ingérence étrangère est une continuation de leur dissimulation.

Pierre Poilievre, chef du Parti conservateur

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois

Justin Trudeau se moque des élus et du Parlement en commandant plutôt une enquête par le Comité de la sécurité nationale qui ne travaille qu’à huis clos, dont la présidence est libérale et dont les députés membres seront tenus au secret. Il invente ensuite un poste de rapporteur spécial indépendant… qu’il nomme lui-même.

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois

PHOTO SEAN KILPATRICK, LA PRESSE CANADIENNE

Peter Julian, leader parlementaire du Nouveau Parti démocratique

Les allégations d’ingérence étrangère dans la démocratie canadienne sont incroyablement graves et méritent une enquête publique indépendante et non partisane. […] La façon d’empêcher les acteurs étrangers d’agir en secret est de refuser de garder leurs secrets.

Peter Julian, leader parlementaire du Nouveau Parti démocratique