Dénonçant une « attaque frontale », le premier ministre François Legault a fortement condamné samedi les propos de son homologue fédéral Justin Trudeau, qui envisage sérieusement l’idée de s’adresser à la Cour suprême pour encadrer le recours à la disposition de dérogation.

« Cette volonté manifestée par Justin Trudeau est une attaque frontale contre la capacité de notre nation de protéger nos droits collectifs », a asséné M. Legault dans une réaction publiée sur ses réseaux sociaux samedi matin.

Il réagissait ainsi à une entrevue exclusive avec La Presse du premier ministre Justin Trudeau, qui a déclaré vouloir encadrer le recours à la disposition de dérogation par les gouvernements comme ceux du Québec et de l’Ontario, qui l’ont utilisée au cours des dernières années.

Lisez « Trudeau envisage de se tourner vers la Cour suprême »

« On est en train de banaliser la suspension des droits fondamentaux », s’est notamment inquiété M. Trudeau, affirmant qu’il envisageait sérieusement de soumettre un renvoi à la Cour suprême du Canada sur cette délicate question.

Souvent appelée « clause nonobstant », la disposition de dérogation donne au gouvernement qui l’invoque le pouvoir de soustraire une loi à tout recours judiciaire pour une période de cinq ans, même si cette loi viole certains droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés.

D’après le chef du gouvernement canadien, une profonde réflexion s’impose sur le recours à cette disposition, qui est certes inscrite dans la Constitution, mais qui doit demeurer selon lui « un outil de tout dernier recours ». M. Trudeau déplore que l’utilisation de la disposition de dérogation soit devenue presque banale, une tendance qui l’inquiète au plus haut point, au moment où l’on assiste à une montée du populisme dans certaines régions du monde.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Le premier ministre Justin Trudeau en entrevue avec le chef de bureau de La Presse à Ottawa, Joël-Denis Bellavance

« Affaiblir les pouvoirs des provinces »

Pour François Legault, toutefois, le premier ministre canadien veut ainsi « changer les règles pour affaiblir les pouvoirs des provinces et du Québec ». « Je rappelle qu’aucun gouvernement du Québec n’a adhéré à la Constitution de 1982, qui ne reconnaît pas la nation québécoise. Les gouvernements du Parti québécois, du Parti libéral et de la CAQ ont tous utilisé la clause dérogatoire, notamment pour protéger la langue française », s’est encore justifié le chef caquiste.

La protection des droits individuels est importante, mais elle ne doit pas être érigée en dogme absolu comme le fait Justin Trudeau. C’est à l’Assemblée nationale de décider des lois qui nous gouvernent en tant que nation.

François Legault

Dans sa publication, François Legault invite même Justin Trudeau à « méditer » les propos de son père, l’ancien premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau, au sujet de la disposition de dérogation au début des années 1980, au moment de son adoption. « C’est un moyen pour les assemblées législatives fédérale et provinciales de garantir que ce sont les représentants élus du peuple plutôt que les tribunaux qui ont le dernier mot », avait alors expliqué Pierre Elliott Trudeau.

Ultimement, le premier ministre Justin Trudeau veut ainsi « s’attaquer à la démocratie et au peuple québécois tout entier », dénonce encore François Legault. « Le Québec n’acceptera jamais un affaiblissement pareil de ses droits. Jamais », conclut-il.

Le ministre québécois des Institutions démocratiques, Jean-François Roberge, a quant à lui promis de ne « pas laisser passer » cet affront du gouvernement fédéral. « Le mal n’est pas encore fait. On doit l’en dissuader, c’est la première chose à faire. Tout ça est une fausse bonne idée », a déclaré M. Roberge en entrevue avec La Presse, samedi. « Il y a des députés libéraux québécois ! J’en appelle aussi à ces députés-là pour faire entendre raison au premier ministre canadien », poursuit M. Roberge, qui dit trouver « très dommage » que tout cela survienne le jour du 75anniversaire du fleurdelisé québécois. « L’idée est mauvaise, mais surtout, c’est au mauvais moment. À la base même, vouloir limiter le pouvoir des provinces et le pouvoir du Québec de se gouverner, c’est un grave problème », a insisté le ministre.

Les partis de l'opposition réagissent

Sur Twitter, le chef péquiste, Paul St-Pierre Plamondon, a aussi déploré les propos du premier ministre canadien dans les heures qui ont suivi.

Trudeau a nommé 5 des 9 juges de la Cour suprême. Des nominations politiques, fondées sur le conformisme à l’idéologie Trudeauiste.

Paul St-Pierre Plamondon

« C’est lui qui s’attaque à la démocratie : il veut renverser nos choix démocratiques par un [gouvernement] de juges choisis par lui-même », a-t-il protesté, plaidant à son tour pour la protection de « notre capacité à faire des choix démocratiques, exempts d’idéologies imposées ».

Pour M. St-Pierre Plamondon, il n’y a en fait qu’une seule véritable manière de protéger notre capacité à faire des choix démocratiques : faire l’indépendance du Québec. « François Legault doit au moins être capable de la nommer », a-t-il dit.

Le chef parlementaire de Québec solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois, a déploré que « François Legault [fasse] des tweets fâchés contre Justin Trudeau, [alors que] tout le monde a constaté avec les transferts en santé qu’il n’a aucun rapport de force envers Ottawa ». « Le PM du Canada n’a quant à lui aucune leçon à donner en matière de défense des droits de la personne, parlez-en aux autochtones », a-t-il insisté.

Avec la collaboration de Joël-Denis Bellavance, La Presse