Aucune accusation ne sera finalement portée contre le camionneur ayant happé mortellement une jeune femme de 22 ans, l’été dernier à Montréal, malgré le fait qu’il a omis de s’immobiliser à un arrêt obligatoire et qu’il circulait dans une zone interdite aux camions. Et la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) ne prévoit pas appliquer l’essentiel des recommandations du coroner.

Le 22 juin dernier, alors qu’elle empruntait un passage piéton, Dilan Kaya était happée mortellement par un camion lourd au coin de la rue Bélair et de la 22Avenue, dans le quartier Saint-Michel.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

L’endroit où Dilan Kaya a été fauchée, le 22 juin 2023

Dans un rapport sur cette affaire, le coroner Jean Brochu a conclu à une collision accidentelle, rappelant que la victime se trouvait dans l’angle mort du camion et que celle-ci ne « regardait pas du côté d’où venait le camion avant de traverser ». En effet, au moment de l’impact, la jeune femme faisait dos au camion et était engagée d’un mètre sur le passage piéton.

M. Brochu ajoutait toutefois que plusieurs autres facteurs avaient contribué à l’accident, dont le fait que « le camion ne s’est pas immobilisé complètement à l’arrêt sur la rue Bélair » et qu’il « se trouvait dans une zone interdite aux camions ».

Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a confirmé à La Presse ces derniers jours qu’aucune accusation ne sera portée contre le chauffeur, sans donner plus de détails. Il a été impossible de connaître les raisons ayant motivé cette décision. « Le DPCP ne détient aucune information publique relativement à cet évènement », s’est limitée à dire sa porte-parole, MAudrey Roy-Cloutier.

Plusieurs recommandations

Plusieurs recommandations étaient formulées par le coroner, dont les deux principales à l’intention de la SAAQ. On suggérait d’envisager de rendre obligatoire l’installation de « feux à éclat pénétrant » à l’avant des véhicules lourds ainsi qu’une alarme sonore extérieure pour aviser les usagers de la route vulnérables se trouvant à proximité.

Une autre solution serait que les camions soient dotés de miroirs antéviseurs et de « systèmes de détection pour les piétons et cyclistes », autrement dit de « caméras et d’alarmes sonores […] pour aviser le chauffeur » de la présence de piétons ou de cyclistes, suggérait le coroner.

Dans sa réponse aux recommandations du coroner, la SAAQ indique de son côté que si les dispositifs sonores sur les véhicules lourds peuvent « s’avérer intéressants » pour avertir un usager vulnérable de l’intention de reculer ou de tourner, « un trop grand nombre de véhicules munis d’un tel signal pourrait faire en sorte que ce signal soit banalisé ».

L’organisme craint même que cela « devienne une source de distraction pour certains usagers vulnérables », ce qui créerait « une autre problématique de sécurité ».

La pollution auditive est source de plaintes de la population. Pour ce qui est de l’exigence de feux stroboscopiques à l’avant des véhicules lourds, l’augmentation du nombre de véhicules munis de ces équipements pourrait occasionner une diminution de l’attention portée par les différents usagers de la route face aux véhicules d’urgence actuellement autorisés à être munis de ce type de feux.

Geneviève Perron, porte-parole de la SAAQ

Quant à la deuxième recommandation, soit l’installation de miroirs antéviseurs et l’ajout de systèmes de détection pour les piétons et les cyclistes, voire de caméras et d’alarmes sonores dans la cabine des véhicules lourds, « leur mise en place nécessiterait une harmonisation complète des exigences avec les autres administrations nord-américaines », dit Mme Perron.

De surcroît, ajoute-t-elle, ces équipements « peuvent devenir rapidement inefficaces dans certaines conditions (pluie, neige, saleté, etc.) », d’autant plus que « les différentes technologies de détection des usagers vulnérables ne sont pas encore standardisées et ne sont pas achevées quant à leur efficacité ».

Ces technologies peuvent même « avoir des effets mitigés sur la vigilance et la distraction des conducteurs », selon la SAAQ, qui dit d’ailleurs être justement en train de préparer un guide d’utilisation des miroirs antéviseurs, afin d’orienter l’industrie des véhicules lourds, entre autres.

Inquiétudes au municipal

Le conseiller d’arrondissement Sylvain Ouellet, lui, juge « un peu spécial que la SAAQ n’essaie pas en premier lieu d’éliminer les problèmes les plus graves à la source ». « On n’est pas sur un chantier ni sur une autoroute, on est dans un milieu de vie habité. Ce n’est pas normal qu’on autorise des camions à circuler dans des zones interdites avec des angles morts qu’ils ne sont pas supposés avoir et surtout, à des vitesses où ils ne sont pas supposés aller », déplore-t-il.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Une garderie se trouve juste en face de l’endroit où Dilan Kaya a perdu la vie.

Selon lui, le fait qu’il n’y ait pas vraiment de conséquences pour le camionneur « n’aide pas non plus ».

Quelqu’un qui a un permis de chasse ou de maniement des armes, s’il arrivait un incident, je suis pas mal certain qu’il aurait une poursuite. Je me demande pourquoi il y a un tel double standard.

Sylvain Ouellet, conseiller d’arrondissement dans Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension

Outre la poursuite des activités de sensibilisation, le rapport du coroner contenait aussi une troisième recommandation : celle de rendre obligatoire la pose d’autocollants d’avertissement « ATTENTION, ANGLES MORTS » sur les véhicules lourds.

À ce sujet, la SAAQ indique qu’elle « suivra les orientations qui seront prises par Transports Canada ainsi que celles de nos homologues canadiens à ce sujet ».

La société rappelle que chaque année, la sensibilisation à l’égard des angles morts des véhicules lourds est une priorité et que « des moyens diversifiés sont utilisés pour sensibiliser la population au partage de la route avec les véhicules lourds, comme la réalité virtuelle dans laquelle il est notamment question d’angles morts et de virage à droite ».

Bon an mal an, des contrôleurs routiers veillent par ailleurs à conscientiser les usagers par des activités de prévention sur le terrain « permettant de démontrer, à l’aide de tapis rouges, les dangers que représentent les angles morts autour des véhicules lourds », conclut Geneviève Perron.