(Ottawa) Logements insalubres ou surpeuplés, salaires de misère et heures supplémentaires non payées, lien de servitude avec l’employeur : le rapporteur spécial des Nations unies sur les formes contemporaines d’esclavage a été « perturbé » par les conditions dans lesquelles vivent les travailleurs étrangers temporaires au Canada.

Ce qu’il faut savoir

  • Les permis de travail fermés accordés aux travailleurs étrangers temporaires les mettent dans une situation où ils risquent d’être soumis à une forme d’esclavage moderne, selon un expert mandaté par l’ONU.
  • La voie tortueuse vers une résidence permanente pour ces travailleurs est « discriminatoire », estime cet expert.
  • Il juge aussi que les Autochtones sont « à plus haut risque » de se retrouver victimes de formes contemporaines d’esclavage.

Le représentant onusien Tomoya Obokata, un expert japonais du droit international et des droits de l’homme spécialisé dans la criminalité transnationale organisée, la traite des êtres humains et l’esclavage moderne, a sillonné le pays pendant deux semaines pour en arriver à cette conclusion.

« Le Programme des travailleurs étrangers temporaires constitue un terreau pour des formes d’esclavage moderne », tranche-t-il dans un bilan notamment fondé sur des témoignages recueillis auprès de travailleurs du Québec, de l’Ontario, de la Colombie-Britannique et du Nouveau-Brunswick.

Ceux-ci ont parlé des « heures de travail excessives », des « faibles salaires », des « heures supplémentaires non rémunérées », mais également « du harcèlement sexuel, de l’intimidation et de la violence » subis aux mains d’employeurs ou de leur famille, a énuméré l’expert indépendant établi à Londres.

Les travailleurs étrangers sont aussi parfois « entassés » dans des logements « insalubres » appartenant à un employeur auquel ils sont enchaînés en raison de leur permis de travail fermé.

Ce lien de « dépendance » qui s’installe est susceptible d’ouvrir la voie à une forme d’esclavage moderne, selon M. Obokata.

Et le fait que ces travailleurs qui « jouent un rôle vital dans l’économie canadienne, parce que sans eux, il n’y aurait pas de nourriture sur la table », aient difficilement – ou pas du tout – accès à la résidence permanente est « discriminatoire », a-t-il soulevé.

« Au minimum, il faut leur donner l’occasion de présenter une demande. Je ne crois pas que tous souhaitent rester, car beaucoup ont une famille dans leur pays et ça leur convient de passer quelques mois au Canada et de rentrer chez eux par la suite », a-t-il dit à La Presse.

La sénatrice indépendante Julie Miville-Dechêne souscrit entièrement aux constats du rapporteur spécial. « Il y a un risque d’esclavage moderne parce qu’il y a des permis fermés. Cela donne des armes à certains patrons peu scrupuleux pour exploiter et menacer leur personnel », a-t-elle exprimé au téléphone.

Elle estime que le gouvernement devrait délivrer des permis de travail ouverts. « C’est vrai qu’avec ça, il y a un risque que ces employés changent d’entreprise, mais en même temps, pourquoi nous, on aurait le droit de changer et pas eux ? Ils paient des impôts, et ils n’ont pas les mêmes droits », a-t-elle soulevé.

Inspections bidon

C’est sans compter que les mécanismes visant à s’assurer du bien-être des travailleurs étrangers temporaires sont défaillants, a remarqué Tomoya Obokata pendant sa tournée. « Les inspections qui sont réalisées par les autorités sont grossièrement inefficaces », lit-on dans sa déclaration de fin de mission.

« Il n’y en a pas souvent, et lorsqu’il y en a, il arrive que cela se fasse au téléphone, y poursuit-il. Parfois, l’employeur est informé à l’avance […] et demande à ses employés de faire le ménage. Il arrive aussi qu’il s’organise pour que les travailleurs à problème ne soient pas présents au moment de l’inspection. »

Même si un travailleur étranger temporaire décide de porter plainte, le processus est « compliqué et prend du temps », a pour sa part exposé en entrevue Cheolki Yoon, professeur adjoint à l’École de communications sociales de l’Université Saint-Paul et bénévole au Centre des travailleurs et travailleuses immigrants.

« Beaucoup n’ont pas assez d’informations sur leurs droits, et même en connaissant leurs droits, il y a une grande réticence à dénoncer, parce que leur droit de séjour est tributaire du permis de travail. La majorité considère que c’est le prix à payer », a-t-il précisé.

« Esclavage sexuel » de femmes autochtones

En plus de se pencher sur la situation des travailleurs étrangers temporaires, le rapporteur spécial s’est intéressé à la réalité des Autochtones, lesquels sont « hautement susceptibles d’être victimes d’esclavage moderne », en particulier les femmes et les filles.

« Plusieurs interlocuteurs ont souligné le risque d’agression et d’exploitation sexuelles auquel les femmes et les filles autochtones sont confrontées à proximité des camps mobiles d’extraction de ressources, ou “camps d’hommes” [man camps], peuplés d’hommes non autochtones bien nantis », a-t-il relaté.

« Dans certains cas, on peut parler d’esclavage sexuel », a écrit l’expert dans son rapport.

Dans le cadre de sa mission au pays, le rapporteur spécial a également scruté les réalités vécues par des personnes d’ascendance africaine, des gens vivant avec un handicap, d’anciens prisonniers, des personnes sans-abri ainsi que des travailleuses du sexe.

Il s’est aussi intéressé à la législation canadienne en matière de droits de la personne. À ce sujet, sur une note plus positive, il a salué l’adoption de la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement, marrainée par la sénatrice Julie Miville-Dechêne, qui entrera en vigueur en janvier.