(Ottawa) Une semaine environ après sa nomination, la nouvelle ministre de la Défense, Anita Anand, donne un premier coup de barre pour régler la crise qui secoue les Forces armées canadiennes dans la foulée des allégations d’inconduite sexuelle visant plusieurs officiers de haut rang.

Mme Anand a annoncé, dans un gazouillis sur Twitter, qu’elle avait accepté « dans leur intégralité » les recommandations de l’ancienne juge de la Cour suprême du Canada, Louise Arbour, visant à « transférer les enquêtes et les poursuites relatives aux cas d’inconduite sexuelle au système civil ». Ces enquêtes étaient jusqu’ici traitées par le système de justice militaire, jugé inadéquat par les victimes parce qu’il était redevable à la chaîne de commandement.

Dans son gazouillis, elle a inclus une copie de la lettre qu’avait fait parvenir Mme Arbour à l’ancien ministre de la Défense, Harjit Sajjan, le 20 octobre, soit six jours avant la formation du nouveau cabinet par le premier ministre Justin Trudeau. Cette lettre se veut un rapport provisoire de l’ancienne juge.

Dans cette lettre de trois pages, l’ancienne juge Louise Arbour affirme que le transfert des poursuites au civil est une étape cruciale pour assurer la transparence et la reddition de comptes.

« Je crois qu’il est nécessaire d’établir un processus qui facilitera le traitement des allégations d’infractions sexuelles de façon indépendante et transparente, totalement à l’extérieur des FAC [Forces armées canadiennes] », soutient-elle dans sa lettre.

« La recommandation n68 de l’honorable Morris J. Fish devrait être mise en œuvre immédiatement. Toutes les agressions sexuelles et autres infractions criminelles de nature sexuelle en vertu du Code criminel, y compris les infractions sexuelles de nature historique, alléguées à l’encontre d’un membre des FAC, passé ou actuel, devraient être transmises aux autorités civiles. »

Résultat : à partir de maintenant, le grand prévôt des Forces armées canadiennes devra transférer aux corps policiers civils toutes les allégations d’infraction sexuelle, y compris les allégations faisant actuellement l’objet d’une enquête du Service national des enquêtes des Forces canadiennes (SNEFC), à moins que ces enquêtes soient presque terminées. Dans tous les cas, selon l’ancienne juge, les accusations devraient être déposées dans une instance civile.

Rappelons qu’en avril dernier, alors que des allégations d’inconduite étaient venues éclabousser l’ancien chef d’état-major Jonathan Vance, Ottawa avait chargé Louise Arbour de réaliser un examen indépendant de la façon dont l’armée traite les plaintes d’inconduite sexuelle. Depuis lors, d’autres officiers de haut rang ont été éclaboussés par des allégations du même acabit.

Le mandat confié à Mme Arbour a été perçu comme une façon pour le gouvernement de se défiler. Après tout, une autre juge à la retraite du même tribunal, Marie Deschamps, a décrit en long et en large l’ampleur du phénomène dans un rapport accablant déposé en 2015, et un autre ex-magistrat, Morris Fish, a finalisé son rapport sur le système de justice militaire (le troisième depuis 2003). Le document a été déposé en juin dernier.

Réactions de l'opposition

Le Parti conservateur, qui talonne le gouvernement Trudeau à la Chambre des communes depuis plusieurs mois sur ce dossier, a exigé plus de précisions de la part de la ministre, notamment au sujet de la date d’entrée en vigueur du transfert.

« Depuis six ans, le gouvernement Trudeau échoue à donner suite aux recommandations sur la crise d’inconduite sexuelle dans les Forces armées. Le temps des discussions est terminé. Le premier ministre doit immédiatement dire à nos courageux hommes et femmes en uniforme et à tous les Canadiens quand et comment la politique d’aujourd’hui sera mise en œuvre », a affirmé le député conservateur Pierre Paul-Hus dans un courriel à La Presse.

Le Nouveau Parti démocratique (NPD) a aussi affirmé que cette décision aurait dû être prise il y a longtemps. « Cette décision d’accepter de transférer les enquêtes et les poursuites relatives aux cas d’inconduite sexuelle au système civil n’aurait pas dû prendre autant de temps. Les survivantes d’agressions et d’inconduites sexuelles doivent obtenir justice sans entrave, et le gouvernement libéral doit intervenir et garantir que la direction des Forces armées canadiennes apporte enfin tous les changements nécessaires pour assurer la sécurité des femmes militaires et rétablir leur confiance dans les processus de dénonciation », a affirmé Lindsay Mathyssen, porte-parole du NPD en matière de défense.

La récréation est terminée

Dans une récente entrevue accordée à La Presse, la ministre Anand avait lancé un avertissement à l’intention des Forces armées canadiennes : la récréation est terminée.

D’ailleurs, à peine quelques heures après avoir prêté serment à Rideau Hall, la semaine dernière, elle a demandé à ses hauts fonctionnaires de réaliser une analyse de deux rapports sur les inconduites sexuelles. « J’ai demandé quelles recommandations avaient été implantées, lesquelles ne l’avaient pas été, et pourquoi elles ne l’avaient pas été. C’est une priorité pour moi », avait-elle indiqué à La Presse vendredi dernier.

La pression sur elle est énorme. À titre de ministre de l’Approvisionnement, Anita Anand s’était brillamment acquittée de sa tâche. On semble donc s’attendre à ce qu’elle trouve un remède au fléau des inconduites sexuelles qui gangrène les Forces armées canadiennes jusqu’au sommet de la pyramide hiérarchique, comme elle a su trouver des millions de doses de vaccin pour freiner la propagation de la COVID-19.

« Ma priorité absolue est de faire en sorte que tous les membres des Forces armées se sentent en sécurité et protégés, qu’ils disposent du soutien dont ils ont besoin quand ils en ont besoin, et qu’il y ait des structures en place pour que justice soit rendue », a soutenu la ministre de la Défense – deuxième femme à occuper ce poste dans l’histoire du Canada après Kim Campbell, en 1993.

Selon la nouvelle ministre, pendant trop longtemps, les FAC ont fait preuve de tolérance envers des comportements, des valeurs et des politiques inacceptables. « Ce temps est révolu. Nous ne tolérerons plus une culture de l’old boys club dans une institution nationale comme les Forces armées canadiennes en 2021. »

Avec la collaboration de Mélanie Marquis, La Presse