(Ottawa) La nouvelle ministre de la Défense nationale, Anita Anand, a un message à adresser aux agresseurs qui sévissent au sein des Forces armées canadiennes et à ceux qui ferment les yeux sur le fléau des inconduites sexuelles : ce temps est révolu. Time’s up, comme on dit dans l’autre langue officielle, en référence au mouvement né à Hollywood.

Avant même que Justin Trudeau ne lui annonce qu’il lui confiait le poste, elle était prête. « J’ai pensé à ce que je voulais faire. J’avais rédigé une liste de choses à faire au cas où je serais nommée », lance en riant l’avocate et professeure de droit au beau milieu d’une énumération de la série de chantiers qui, selon elle, requièrent son attention de façon urgente.

Elle n’a pas tardé à cocher un point de la liste.

À peine quelques heures après avoir prêté serment à Rideau Hall, elle a demandé à ses hauts fonctionnaires de réaliser une analyse de deux rapports sur les inconduites sexuelles. « J’ai demandé quelles recommandations avaient été implantées, lesquelles ne l’avaient pas été, et pourquoi elles ne l’avaient pas été. C’est une priorité pour moi », assure-t-elle dans un entretien accordé à La Presse, vendredi.

La pression sur ses épaules est énorme. À titre de ministre de l’Approvisionnement, Anita Anand s’était brillamment acquittée de sa tâche. On semble donc s’attendre à ce qu’elle trouve un remède au fléau des inconduites sexuelles qui gangrène les Forces armées canadiennes (FAC) jusqu’au sommet de la pyramide hiérarchique, de même qu’elle a su trouver des millions de doses de vaccin pour freiner la propagation de la COVID-19.

« Ma priorité absolue est de faire en sorte que tous les membres des Forces armées se sentent en sécurité et protégés, qu’ils disposent du soutien dont ils ont besoin quand ils en ont besoin, et qu’il y ait des structures en place pour que justice soit rendue », confie la ministre de la Défense – la deuxième dans l’histoire canadienne après Kim Campbell, en 1993.

Elle lance un avertissement à l’intention de l’organisation : la récréation est terminée.

Pendant trop longtemps, cette institution a fait preuve de tolérance envers des comportements, des valeurs et des politiques inacceptables. Ce temps est révolu. Nous ne tolérerons plus une culture de l’old boys’ club dans une institution nationale comme les Forces armées canadiennes en 2021.

Anita Anand, ministre de la Défense nationale

Et elle tend la main aux « dirigeants à tous les niveaux », en les invitant à « jouer un rôle pour améliorer la culture et la conduite professionnelle » dans les rangs militaires.

Car la ministre sait qu’elle ne pourra y arriver seule.

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le premier ministre Justin Trudeau et la ministre Anita Anand lors de la cérémonie d’assermentation du nouveau Cabinet, mardi dernier

Lorsqu’on lui demande si elle considère le fait d’être femme comme un atout pour ce combat, elle affirme qu’il est « difficile de dire oui ou non », qu’elle est « beaucoup de choses » en plus d’être femme, et que tout ce qu’elle apporte comme bagage personnel et professionnel lui servira.

En revanche, Anita Anand voit un puissant symbole dans le fait d’être une femme racisée à la tête du ministère de la Défense. « J’espère que ça envoie un message fort aux femmes, aux Canadiens racisés et aux autres groupes sous-représentés qu’ils sont valorisés et que leurs voix sont entendues », affirme-t-elle dans une entrevue s’étant déroulée quasi entièrement en français.

Le rapport Arbour

En avril dernier, alors que des allégations d’inconduite sont venues éclabousser l’ancien chef d’état-major Jonathan Vance, Ottawa a chargé Louise Arbour, ancienne juge à la Cour suprême du Canada, de réaliser un examen indépendant sur la façon dont l’armée traite les plaintes d’inconduites sexuelles.

Cette annonce a été perçue comme une façon pour le gouvernement de se défiler. Après tout, une autre juge à la retraite du même tribunal, Marie Deschamps, a décrit en long et en large l’ampleur du phénomène dans un rapport accablant déposé en 2015, et un autre ex-magistrat, Morris Fish, finalisait son rapport sur le système de justice militaire (un troisième depuis 2003). Le document a été déposé en juin dernier.

Le rapport Arbour « et la réponse du Ministère au rapport seront rendus publics une fois terminés, ce qui est prévu au printemps-été 2022 », a indiqué cette semaine un porte-parole du ministère de la Défense. La ministre Anita Anand, elle, espère rencontrer l’ancienne magistrate et ex-haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme cette semaine pour faire le point.

« Je tiens à m’assurer que lorsque son rapport sera terminé, nous serons prêts à agir rapidement », souligne-t-elle. La ministre prévient néanmoins, du même coup, qu’il « n’existe pas de solution miracle » pour résoudre le problème et que « cela prendra du temps ».

Le cas McDonald

À l’issue de sa première journée complète aux commandes de ce ministère colossal, mercredi dernier, Anita Anand a publié sur Twitter une photo où on la voit en compagnie de trois femmes parmi les plus puissantes à Ottawa : sa sous-ministre Jody Thomas, la cheffe du Centre de la sécurité des télécommunications, Shelly Bruce, et la vice-chef d’état-major de la Défense, Frances Allen.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER D’ANITA ANAND

Anita Anand (deuxième à partir de la gauche), Jody Thomas (au milieu), Shelly Bruce (deuxième à partir de la droite) et Frances Allen (à droite)

En plus de rencontrer ce trio féminin, elle s’est entretenue avec le chef d’état-major de la Défense par intérim, Wayne Eyre. Si le général est en poste de façon intérimaire, c’est parce que l’amiral Art McDonald, qui en est officiellement le titulaire, a été écarté par le gouvernement en février dernier en raison d’allégations de nature sexuelle le visant.

On a appris il y a un peu plus de deux semaines que l’amiral McDonald avait envoyé une lettre à des officiers supérieurs pour tenter de les convaincre de le réintégrer. La démarche a été qualifiée d’« inacceptable » par le précédent ministre de la Défense, Harjit Sajjan. Sa successeure est du même avis.

Et à en croire les propos de Mme Anand, les jours de la carrière militaire de l’amiral sont comptés.

« La nomination du chef d’état-major est la décision du premier ministre. L’amiral reste en congé pendant que notre gouvernement examine la situation. Et je tiens à assurer à tous les Canadiens que nos militaires sont entre bonnes mains avec le chef par intérim Eyre », a plaidé celle dont les jours comme ministre, eux, viennent de commencer.

1989

Année où tous les postes militaires ont été ouverts aux femmes dans les Forces armées canadiennes, à l’exception du service à bord de sous-marins, ce qui leur a finalement été rendu accessible en 2001

2026

Année où le ministère de la Défense espère que les femmes représenteront 25 % des effectifs totaux de l’armée. Ce pourcentage était de 16,3 % en mai dernier.

Sources : ministère de la Défense nationale et La Presse Canadienne

Un changement bienvenu

L’arrivée de la ministre Anita Anand à la tête de l’armée est saluée par la majorité des observateurs – certains se demandent toutefois encore pourquoi il aura fallu tant de temps à Justin Trudeau pour dégommer l’ancien ministre Harjit Sajjan.

« C’est un excellent choix. Un choix brillant », s’exclame l’ancien député libéral Andrew Leslie, qui a été chef d’état-major et commandant de l’armée de terre environ quatre ans.

« Elle arrive avec ses compétences en leadership et en gouvernance, son énergie et sa capacité à relever des défis compliqués – on l’a vu dans l’enjeu de l’approvisionnement en vaccins. Elle a montré qu’elle pouvait faire bouger les fonctionnaires rapidement, ce qui n’est pas facile au ministère de la Défense », ajoute-t-il en entrevue.

On entend le même enthousiasme dans la voix du lieutenant-général Guy Thibault.

« C’est exactement le type de leader qui peut, je pense, s’attaquer à la situation difficile de l’inconduite sexuelle et des actions de l’organisation qui protège aussi des membres qui servent dans les Forces armées », avance cet ancien vice-chef d’état-major de la Défense et président de l’Institut de la Conférence des associations de la défense.

D’après Charlotte Duval-Lantoine, directrice du bureau d’Ottawa de l’Institut canadien des affaires mondiales, « avoir la première femme ministre de la Défense en 30 ans, et la première femme de couleur à la tête de la Défense, c’est un moment historique pour le Canada ».

La ministre Anand devra, dans un premier temps, « rétablir la confiance dans le rôle du ministère de la Défense et les hauts gradés de la Défense », et « s’engager dans des réformes sans tarder » – ce qu’elle pourrait faire sans attendre le rapport de l’ex-juge Louise Arbour en voyant « ce qu’on peut mettre en place maintenant », croit-elle.

« Exercice de relations publiques »

Les réactions ne sont pas toutes dithyrambiques.

Mardi dernier, jour du dévoilement du nouveau Cabinet, l’organisation de défense des victimes de violences sexuelles dans l’armée It’s Not Just 700 a publié un communiqué prudent, dans lequel il est indiqué qu’il lui importe peu que le nouveau titulaire de ce portefeuille « [soit] un homme ou une femme ».

Le groupe ajoute que les « questions d’inconduite sexuelle militaire sont complexes » et qu’il s’attend « à ce que la ministre Anand continue à [les] examiner minutieusement et y consacrer son attention ».

Selon l’ex-caporale Sherry Bordage, victime de plusieurs agressions sexuelles au fil de sa carrière de plus de 20 ans dans les Forces armées, cette nomination a les apparences d’une « opération de relations publiques ». Sceptique ? « Non, réaliste », lance-t-elle en entrevue.

Elle estime par ailleurs qu’une personne non issue des rangs de l’armée ne peut saisir la « dynamique unique » qui y règne, et que « juste parce que c’est une femme, ça ne veut pas dire que c’est la bonne femme [pour occuper le poste] ». Mais surtout, Sherry Bordage est renversée de voir que l’ancien ministre de la Défense Harjit Sajjan est encore au Cabinet.

Le « faible leadership » de Sajjan

Andrew Leslie partage ce sentiment. « Je ne veux pas revenir sur le passé, mais oui, je pense que son bilan [celui du ministre Sajjan] en est un de faible leadership. C’est évident », laisse tomber celui qui a été député libéral d’Orléans de 2015 à 2019.

Le changement aurait dû survenir il y a plusieurs années. La façon dont le premier ministre a laissé la situation perdurer aussi longtemps ne dit rien de bon à son sujet.

Andrew Leslie, ex-député libéral et ancien chef d’état-major et commandant de l’armée de terre

« Mais là, il a fait un bon choix », enchaîne M. Leslie.

Même son de cloche du côté de Charlotte Duval-Lantoine au sujet de l’ancien ministre de la Défense : « Il a refusé d’être proactif, et il a laissé le droit aux Forces armées de décider des recommandations qui seraient mises en place ou pas, plutôt que de leur dire : “Get your shit together et mettez-moi ça en place” », lance-t-elle.

« Une chose que l’on oublie, c’est qu’il y a une espèce de contrat social entre les Forces armées et la société canadienne qui dit que les Forces sont des experts militaires et, donc, qu’elles ont le droit de s’autoréguler. Le problème, c’est qu’on a un ministre qui a poussé ça un peu à l’extrême. Ça n’a pas marché », poursuit la chercheuse.