En moins de 10 ans, l’Alberta est devenue l’un des principaux producteurs d’énergie solaire au pays, grâce à la multiplication des grands parcs commerciaux dans le sud de la province. Mais cette expansion est aujourd’hui menacée par les nouvelles règles annoncées par le gouvernement conservateur de Danielle Smith.

Depuis deux ans, la quasi-totalité (98 %) de la nouvelle production solaire canadienne a vu le jour en Alberta, montrent les données de l’Association canadienne de l’énergie renouvelable.

Certes, l’Ontario, où le solaire a pris son envol durant la deuxième moitié des années 2010, demeure le plus important producteur commercial au pays, mais ces années-ci, c’est dans l’Ouest que ça se passe.

C’est dans le sud de l’Alberta que se trouve le plus gros parc solaire au pays, Travers Solar (racheté l’an dernier par Axium Infrastructure, de Montréal). Une centrale de 465 MW, dont 86 % de la capacité est vendue à Amazon, en vertu d’un contrat de 15 ans.

Ces contrats d’achat d’électricité, qui permettent aux producteurs de vendre directement à des entreprises, ont dopé la production d’énergie éolienne et solaire en Alberta.

Au cours des dernières années, 3,31 GW d’énergie renouvelable (dont près de 40 % en solaire) ont fait l’objet de tels contrats, permettant de construire des projets d’une capacité totale de 4,14 GW, montrent les données de BRC-Canada. Et des dizaines d’autres sont sur les rangs.

L’avenir radieux du solaire s’est toutefois considérablement obscurci depuis l’été, sous l’effet de gros nuages réglementaires.

Le premier nuage noir a surgi en août, lorsque le gouvernement Smith a imposé un moratoire de sept mois sur tout nouveau projet d’énergie renouvelable de plus de 1 MW.

PHOTO JASON FRANSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

La première ministre de l’Alberta, Danielle Smith

Danielle Smith a levé le moratoire à la fin de février, mais annoncé des resserrements dans la foulée.

Les « paysages vierges » seront par exemple protégés par une zone tampon d’au moins 35 kilomètres, où les nouvelles éoliennes seront désormais interdites et où les autres projets « peuvent être soumis à une évaluation d’impact visuel ». La production d’énergie renouvelable sera aussi interdite sur les meilleures terres agricoles, à moins de démontrer qu’elle peut cohabiter avec les cultures et le bétail.

Les détails de ces resserrements restant à être précisés, les investisseurs ne savent plus sur quel pied danser.

« Malheureusement, on attend encore que le gouvernement fournisse des détails significatifs sur la façon dont ils vont restructurer le marché de l’énergie. Ils ont juste créé plus d’incertitude », déplore Jorden Dye, directeur du Business Renewables Centre Canada (BRC-Canada).

Moins de projets s’ajoutent à la file d’attente, et davantage de projets se désistent en chemin. C’est dans les contrats d’achat d’électricité, où de grandes sociétés comme Amazon ou [l’institution financière] RBC concluent des ententes avec les producteurs solaires, que nous voyons le plus grand refroidissement.

Jorden Dye, directeur du Business Renewables Centre Canada

Si les projets ne se font pas, de petites municipalités seront privées de centaines de milliers de dollars de taxes foncières, prévient BRC-Canada.

Les nouvelles règles de l’administration Smith sont d’ailleurs beaucoup plus dures que ce qu’avait proposé l’agence réglementaire (Alberta Utilities Commission ou AUC) dans son rapport commandé par le gouvernement.

Sur la préservation des paysages, l’AUC avait suggéré que d’éventuelles interdictions s’appliquent « également à toutes les formes de développement, pas seulement à la production d’électricité ».

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Ces panneaux solaires ont été installés sur le site d’un ancien puits de pétrole laissé à l’abandon (orphelin) près de Taber, dans le sud de l’Alberta.

Quant aux meilleures terres agricoles, ce sont surtout les sites industriels, miniers et résidentiels qui les grugent, a souligné la Commission dans son analyse des années 2019 à 2021. Les éoliennes en ont accaparé seulement 63 hectares et les parcs solaires, aucun. Et même si tous les projets renouvelables décidaient tout à coup de s’installer sur les meilleures terres, la province en perdrait moins de 1 % d’ici 2041, a estimé l’AUC.

Un réseau sous pression

L’Alberta a connu plusieurs « alertes réseau » ces derniers mois, durant lesquelles l’opérateur central du système (Alberta Electric System Operator ou AESO) a demandé aux abonnés de limiter leur consommation d’électricité en raison d’une disponibilité restreinte.

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Un parc éolien près de Pincher Creek, au pied des montagnes Rocheuses

Chaque fois, il s’en trouve pour blâmer le solaire et l’éolien, qui ne produisent pas en l’absence de soleil ou de vent. Mais ce sont presque toujours les grandes centrales thermiques, responsables de la majorité de l’approvisionnement, qui sont en cause.

Une production éolienne inférieure aux prévisions a toutefois été l’une des causes d’une alerte récente, le 5 avril dernier. Des fournisseurs d’électricité ont dû imposer des coupures tournantes.

« Vous ne pouvez pas faire souffler le vent ni faire briller le soleil, c’est un fait connu », rappelle Andrew Leach, rencontré ce matin-là à l’Université de l’Alberta, où il est professeur d’économie et de droit.

Ce qui n’était pas prévu, c’est la rapidité avec laquelle ces énergies renouvelables gagneraient en importance dans le réseau, souligne-t-il.

En 2017, l’AESO prévoyait 1000 MW de solaire en 2037, alors que ce seuil a été franchi l’an dernier. L’AESO en prévoit maintenant 4300 MW en 2028, et 5700 MW d’ici 2035.

« L’opérateur du réseau pouvait s’attendre à ce qu’il y ait un problème à résoudre dans cinq ou six ans, et on se retrouve devant un problème à régler en ce moment même. »

Plusieurs autres facteurs pourraient refroidir les investisseurs, dont les prix offerts sur le marché, estime M. Leach.

PHOTO JASON FRANSON, COLLABORATION SPÉCIALE

Andrew Leach, professeur d’économie et de droit à l’Université de l’Alberta

On voit déjà des prix plus bas dans le milieu de la journée à cause du solaire disponible dans le système.

Andrew Leach, professeur d’économie et de droit à l’Université de l’Alberta

« Il est donc tout à fait possible que pour beaucoup de projets en attente, [les promoteurs] considèrent la quantité de solaire et d’éolien déjà dans le système, et se disent que ça n’en vaut pas la peine. »

Une partie de la solution viendra des systèmes de stockage d’énergie, croit CBR-Canada.

« Des projets de stockage, on en a des gigawatts en attente. Quand ils entreront en service, au cours des deux prochaines années, cela permettra de transférer l’énergie renouvelable produite durant la journée vers les périodes de pointe, au retour du travail et quand le soleil commence à se coucher », explique Jorden Dye.