La petite Bournouss, 4 ans, ouvre la bouche pour laisser voir des incisives jaunies et noirâtres. Ses molaires sont crevassées, attaquées de toutes parts par la carie. Sur 20 dents en bouche, l’enfant a 14 caries. Sa bouche est « une catastrophe », résume la dentiste Tasnim Alami-Laroussi.

Bournouss, ses trois frères et sœurs, ainsi que ses parents, sont originaires du Tchad. Ils ont fui ce pays à la sécurité précaire, et, au terme d’un long voyage et d’un passage par le chemin Roxham, ont abouti à Montréal, explique son père, Abderaman Bahradine. La mère était enceinte lorsqu’elle est arrivée au Canada.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

La bouche de la petite Bournouss compte 14 caries. La Dre Alami-Laroussi procèdera à la réparation d’urgence de deux d’entre elles, les pires, qui donnent le plus de douleur à la fillette.

Disons qu’au cours des dernières années, la famille avait bien d’autres choses en tête que les soins dentaires. Et les biberons de lait, avec lesquels ils laissaient la petite s’endormir, ignorant les ravages de la carie du nourrisson, ont fait de la vie de Bournouss un enfer.

« Parfois, elle n’arrive pas à dormir tellement elle a mal aux dents, raconte son père.

« Elle a de la difficulté à manger aussi. Lorsqu’on s’attable pour les repas, elle pleure souvent. »

Bournouss est un cas d’anesthésie générale. Mais les parents, demandeurs d’asile, ne sont pas couverts par la Régie de l’assurance maladie et n’ont pas les moyens de payer la facture astronomique de ce traitement, qui tournerait pour leur fille autour de 10 000 $. Mais grâce à la clinique Sourires solidaires, dirigée par la Dre Alami-Laroussi et son mari, le chirurgien maxillo-facial Farid Amer-Ouali, le père de Bournouss n’aura rien à payer.

Des traitements parfois difficiles

Mais pour l’heure, Bournouss hurle à pleins poumons. Elle est sous double anesthésie locale, elle ne sent rien, mais elle a peur. Son père est couché sur la chaise du dentiste, et maintient sa fille contre lui. La Dre Alami-Laroussi procède à la réparation d’urgence de deux caries, les pires, qui donnent le plus de douleur à l’enfant.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Placée sous double anesthésie locale, Bournouss n’a pas mal mais la peur demeure.

« Respire, ma belle Bournouss. Oublie pas de respirer », dit la dentiste, d’une voix calme. Malgré ce ton de voix apaisant, personne n’est vraiment calme ici : il faut procéder le plus rapidement possible. Le père serre les dents en entendant sa fille hurler et en la voyant se cabrer, la dentiste et l’hygiéniste dentaire doivent donner les soins dans un environnement extrême.

C’est le côté difficile de la job, les patients en urgence. Tout le monde n’aime pas faire ça, mais à un moment donné, il faut soulager la douleur de l’enfant.

Tasnim Alami-Laroussi, dentiste

Et puis, l’intervention se termine. Bournouss arrête de pleurer. Deux « méchantes caries » en moins, donc deux cadeaux pour la petite dans la machine à surprises. Une balle et un petit collier. De l’entrée à la sortie, chez Sourires solidaires, tout est pensé pour faciliter les traitements dentaires d’enfants avec des besoins particuliers.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

L’hygiéniste dentaire Céline Charette tente d’apprivoiser une jeune patiente autiste à l’aide d’outils apaisants. La tâche n’est pas facile.

Une salle d’attente pensée pour les enfants autistes, dont les sens sont souvent hyperstimulés, avec un spectre de couleur adapté, une lumière tamisée, des formes rondes. Des petits livrets conçus par une psychoéducatrice, qui montrent, étape par étape, avec des photos et des pictogrammes, ce qui va se passer sur la chaise de dentiste. Une ergothérapeute et une orthophoniste qui travaillent pour la clinique plusieurs jours par semaine. Des « nez de clown » aux parfums variés qui dégagent du gaz hilarant, un produit calmant pour les anxieux. Des dentistes qui œuvrent parfois gratuitement pour soulager une clientèle qui n’a pas les moyens de se payer des soins dentaires.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Au centre éducatif, parents et enfants apprennent la routine du soin des dents avec plusieurs outils.

Le but de tout cela ? Traiter les bouches d’enfants ou d’adolescents qui sont parfois incapables de passer à travers une visite dans une clinique dentaire traditionnelle. Ces enfants « à besoins particuliers » forment près de la moitié de la clientèle de Sourires solidaires. Près de 80 % sont de jeunes enfants et près des trois quarts sont recommandés par un autre dentiste.

  • La dentiste Tasnim Alami-Laroussi traite le petit Mathis, 1 an. Ses parents sont des demandeurs d’asile provenant du Cameroun. Ils ont quatre enfants. Ils ont été dirigés ici par un organisme communautaire de Saint-Laurent.

    PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

    La dentiste Tasnim Alami-Laroussi traite le petit Mathis, 1 an. Ses parents sont des demandeurs d’asile provenant du Cameroun. Ils ont quatre enfants. Ils ont été dirigés ici par un organisme communautaire de Saint-Laurent.

  • Le petit Mathis a terminé son traitement. Conseil aux parents : dès l’apparition des premières dents, il faut commencer la routine du brossage, afin que l’enfant s’y habitue.

    PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

    Le petit Mathis a terminé son traitement. Conseil aux parents : dès l’apparition des premières dents, il faut commencer la routine du brossage, afin que l’enfant s’y habitue.

1/2
  •  
  •  

« On a des références de tout le Québec, souligne la Dre Alami-Laroussi. On ne s’attendait pas du tout à ça. Le problème est beaucoup plus large que ce qu’on anticipait à l’ouverture de la clinique : les dentistes ne sont pas du tout équipés pour recevoir cette clientèle. »

« On change la vie des enfants, ici, dit la jeune dentiste Catherine Daignault, qui œuvre à Sourires solidaires. On a vraiment un impact sur eux. » Une vingtaine de dentistes et six hygiénistes, salariés ou bénévoles, travaillent à la clinique.

« Pour moi, cette clinique, c’est du jamais-vu. Aller chercher un ergothérapeute, deux jours par semaine, il faut le faire ! Les équipements, le personnel… c’est extraordinaire », dit la psychoéducatrice à la retraite Nicole Morn, qui a conçu bénévolement le matériel du centre éducatif.

Le dentiste Arian Mir vient bénévolement à la clinique tous les vendredis. Certains cas qu’il y a vus l’ont marqué. « La petite ne mangeait plus, elle était en pleurs. Elle n’avait pas de carte soleil. On aurait dû l’anesthésier… mais elle n’avait pas de carte soleil. Sa mère nous suppliait de soigner son enfant. On lui a donné des produits calmants, mais à cet âge, elle ne coopérait pas du tout. Il a fallu faire une contention physique par les parents. On a dû faire l’extraction sous les pleurs de l’enfant. J’ai extrait plus de six dents, des dents finies, cariées, noires. »

Des parents désespérés

Prenez Eda, 11 ans. « C’est la première fois qu’elle a un examen dentaire depuis sa naissance ! », s’exclame sa mère, Fevziye Oguzer. La jeune est autiste non verbale. La bouche et le visage, pour elle, sont des zones hypersensibles. Jamais elle n’a accepté d’ouvrir la bouche chez le dentiste. Sauf à Sourires solidaires, où l’ergothérapeute Geneviève Poirier l’a reçue dans une salle de traitement bien particulière.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Dans la salle qui lui est réservée, l’ergothérapeute Geneviève Poirier dispose de nombreux outils qui visent à apaiser la clientèle. L’atmosphère tamisée de la pièce en fait partie.

Stores baissés, ambiance extrêmement tamisée, une projection apaisante de poissons qui voguent sur les murs. La jeune Eda est immédiatement attirée par ce tube de fibres optiques lumineuses, qui dégage une douce lumière verte. Elle accepte de s’asseoir sur la chaise, où on lui met une peluche lourde sur l’abdomen et des coquilles sur les oreilles pour limiter les sons.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

L’ergothérapeute Geneviève Poirier montre à la jeune Eda des pictogrammes des diverses étapes d’une visite chez le dentiste, sous l’œil attentif de sa mère, Fevziye Oguzer.

Geneviève Poirier monte et descend la chaise. La petite rit. L’ergothérapeute lui montre les étapes qui seront suivies à l’aide de petits pictogrammes. Et puis, la dentiste arrive. La petite accepte d’ouvrir la bouche. Eda a cinq caries, dont trois sur des dents de bébé qui vont, de toute façon, bientôt tomber. On réparera, d’ici quelques mois, les deux caries sur dents d’adulte, décrète la Dre Alami-Laroussi.

La mère n’en revient pas. « Je ne m’attendais pas à ce qu’elle fasse aussi bien… il faut dire que le setup est extraordinaire ! »

Lorsqu’ils arrivent à Sourires solidaires, les parents sont souvent au bord du désespoir. « Leur enfant traîne des douleurs depuis deux, trois mois. Ils sont découragés, souligne la Dre Alami-Laroussi. En arrivant dans la salle d’attente d’un cabinet traditionnel, leur enfant crie, il bouge, tout le monde les regarde. Les salles sont souvent petites. C’est très stressant pour eux. »

Ce n’est pas la faute des dentistes, mais ils sont intimidés par ce type d’enfants. Alors ils disent aux parents qu’ils doivent aller voir un pédodontiste, avec six mois d’attente. Mais on parle d’une urgence dentaire !

La Dre Tasnim Alami-Laroussi, dentiste

Emmanuelle Lemaire a vécu ce chemin de croix il y a quelques années. Sa fille Makayla qui vient d’avoir 10 ans et qui a reçu un diagnostic d’autisme à 3 ans avait vainement visité nombre de cliniques dentaires. « Tout ce qui se rapporte à la bouche, pour elle, c’est difficile. Manger, cracher… donc se faire jouer dans la bouche, pour elle, c’était très compliqué. »

Jusqu’à ce qu’elle rencontre le Dr Amer-Ouali. Il a fallu trois rendez-vous d’apprivoisement progressif pour que la petite accepte d’ouvrir la bouche. « Et puis, on a fait une tentative… et ça a marché ! », se rappelle Mme Lemaire.

« On a travaillé la motricité, la sensation. Et elle a fini par se brosser les dents chez elle, se souvient le Dr Amer-Ouali. Quand la petite s’est brossé les dents pour la première fois, on a vu la mère pleurer. »