À Montréal, la communauté sikhe ne cache pas son inquiétude après les déclarations de Justin Trudeau. Malgré la fermeté du premier ministre, ses membres ne peuvent être assurés de leur sécurité.

« Nos émotions sont mêlées. Nous sommes contents et en même temps inquiets. »

Manveer Singh n’a pas d’autres mots pour décrire le sentiment des sikhs montréalais après la spectaculaire sortie de Justin Trudeau, lundi, à la Chambre des communes.

« Contents », dit-il, parce qu’un politicien de haut niveau a ouvertement dénoncé la possible implication du gouvernement indien dans l’assassinat du leader sikh Hardeep Singh Nijjar en Colombie-Britannique. Mais « inquiets » parce que cet assassinat ne présage rien de bon pour l’avenir de certains sikhs canadiens.

PHOTO FOURNIE PAR MANVEER SINGH

Manveer Singh, journaliste, chef de bureau pour TV84

« Quand un tiers pays vient tuer des citoyens canadiens au Canada, il y a de quoi s’inquiéter », observe le journaliste, chef de bureau de TV84, un média punjabi avec une antenne au Québec.

Sujet chaud

Ces sentiments sont partagés par une bonne partie de la communauté sikhe à Montréal. Au Jasvir Sandhu Show, tribune téléphonique présentée sur les ondes de Radio Humsafar, l’affaire fait beaucoup réagir. « C’est le sujet chaud depuis deux jours. On ne parle que de ça », résume l’animateur Jasvir Sandhu, qui est aussi propriétaire de la station située à LaSalle.

Selon M. Sandhu, les commentaires sont « variés », pour la simple raison que ses auditeurs n’appartiennent pas tous à la communauté sikhe. Mais la plupart d’entre eux, dit-il, appuient clairement l’intervention de M. Trudeau.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Jasvir Sandhu, animateur du Jasvir Sandhu Show

Ce qui revient surtout, c’est que Hardeep Singh Nijjar était un citoyen canadien. Et qu’à ce titre, son assassinat n’est pas acceptable, qu’il soit coupable ou innocent.

Jasvir Sandhu, animateur de radio

« Ils disent que l’Inde n’a pas à interférer dans les affaires intérieures du Canada. Que c’est au système judiciaire de s’en charger et que si l’Inde a un problème, qu’elle s’adresse au gouvernement canadien. »

Nijjar, 45 ans, a été tué le 18 juin à l’extérieur de son gurdwara (temple sikh) à Surrey, ville en banlieue de Vancouver abritant une importante communauté sikhe. Il était connu pour ses positions en faveur du Khalistan, État indépendant réclamé par les nationalistes sikhs depuis la partition de l’Inde, et désigné à ce titre comme « terroriste » par les autorités indiennes.

L’Inde accuse depuis plusieurs années le Canada d’être un refuge pour les indépendantistes sikhs radicaux. L’assassinat de Nijjar est un chapitre de plus dans ce malaise persistant entre les deux pays, alors que le premier ministre indien Narendra Modi est largement accusé de vouloir asseoir la suprématie hindoue, majoritaire, aux dépens des autres minorités.

La porte-parole au Québec de la World Sikh Organisation, Harginder Kaur, a exprimé mardi à Radio-Canada, les peurs qui agitent désormais la communauté sikhe canadienne devant la détermination du gouvernement indien.

« Dangereux de rentrer au pays »

Ces craintes étaient aussi dans les conversations, mercredi, lors du passage de La Presse à la Gurdwara Guru Nanak Darbar. Dans la cafétéria, entre un drapeau du Khalistan et d’immenses photos de martyrs de la cause sikhe, des hommes discutaient devant un chai et un thali végétarien.

« L’Inde nous étiquette comme des terroristes parce qu’on se bat pour nos droits. C’est fâchant et cela fait peur. Pour nous, c’est même dangereux de rentrer au pays », se désole Arvinda Singh.

Assis en tailleur un peu plus loin, Yashin Rupani regrette pour sa part que le gouvernement indien ait réussi à « semer la peur » dans la communauté. « Où que tu sois dans le monde, ils viennent te chercher », dit-il.

Il se demande cependant pourquoi le Canada n’a pas su mieux protéger un de ses citoyens.

Justin Trudeau s’emporte après les faits. Mais où était-il quand Nijjar a demandé d’être protégé ? Le gouvernement savait qu’il était visé. Ils n’ont rien fait.

Yashin Rupani, Canadien sikh

Pour M. Rupani, Hardeep Singh Nijjar doit maintenant être considéré comme un chahid (martyr) et rejoindre à ce titre les héros de la cause sikhe dont les portraits ornent les murs du temple.

Manveer Singh lui, se dit peu rassuré pour l’avenir. Hardeep Singh Nijjar serait le troisième leader prokhalistanais à l’étranger éliminé de façon suspecte depuis le début de l’année, et cinq autres militants sikhs de Colombie-Britannique auraient reçu des menaces de mort.

« L’Inde se voit comme une grande puissance maintenant. Elle pense qu’elle peut faire ce qu’elle veut… Nous pensons que ce n’est que le commencement. Quand les organismes de sécurité canadiens vont creuser un peu plus profondément, ils vont trouver beaucoup plus de choses qu’ils ne le pensent. »