Prise en défaut deux fois par Ottawa, la firme Englobe a décidé d’attaquer la constitutionnalité de la Loi sur les engrais plutôt que de se conformer aux normes en vigueur

Une firme québécoise dont les terreaux pour potagers et pelouses sont contaminés avec des métaux multiplie les recours devant les tribunaux plutôt que de se conformer aux exigences fédérales.

Depuis 2021, la firme Englobe est engagée dans un bras de fer juridique avec l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA), après que l’organisme fédéral a détecté dans deux terreaux des concentrations supérieures aux normes pour trois métaux : le molybdène, le sélénium et le nickel.

Ces trois substances font partie de la liste des « métaux préoccupants » surveillés par les autorités fédérales. Selon l’ACIA, « ces métaux peuvent être nocifs pour la santé humaine et pour l’environnement si les concentrations dans les produits dépassent le niveau nécessaire pour la croissance des plantes ».

Englobe, une firme québécoise spécialisée en environnement, produit chaque année plus de 100 000 tonnes de compost et de terreaux à partir de résidus végétaux et alimentaires, d’écorces et de copeaux ainsi qu’à partir de boues provenant de stations d’épuration, appelées des biosolides municipaux.

Selon l’ACIA, « la fabrication d’engrais et de suppléments par compostage de biosolides municipaux est susceptible de donner lieu à des concentrations élevées de métaux et de métalloïdes ».

Deux avis de non-conformité

En mai 2021, l’ACIA prélève des échantillons de terreaux produits par Englobe à son site de compostage de Saint-Henri-de-Lévis, en banlieue de Québec. Les analyses démontrent alors que les échantillons de deux produits, Terre à potager St-Henri et Multimix pelouse St-Henri, affichent des concentrations supérieures aux normes fédérales pour le nickel, le molybdène et le sélénium.

L’agence fédérale permet alors à Englobe de mélanger une partie de ces terreaux avec d’autres terreaux dans le but de réduire les concentrations de ces trois métaux. Une nouvelle analyse montre cependant que les concentrations sont toujours supérieures aux normes, et que celles-ci ont même augmenté au cours de l’opération.

L’ACIA transmet alors un nouvel avis de non-conformité à Englobe, le 21 octobre 2021, obligeant ainsi la firme à suspendre les ventes des deux terreaux. Six mois plus tard, Englobe conteste la décision de l’agence devant les tribunaux, en plus de contester les résultats de ses analyses. Elle attaque même la constitutionnalité de la Loi sur les engrais.

Dans une décision rendue le 12 décembre dernier, le juge Sébastien Grammond, de la Cour fédérale, a donné entièrement raison à l’ACIA. L’affaire a été portée en appel par Englobe, qui a également déposé un autre recours en Cour fédérale, le 1er décembre dernier.

« Ça me rassure de voir que l’Agence [canadienne d’inspection des aliments] fait ce travail », déclare d’entrée de jeu Stéphanie Roy, professeure de droit à l’Université de Sherbrooke. La spécialiste en droit administratif et en droit de l’environnement dit trouver aussi « bizarre » qu’Englobe « fasse ça, contester [la loi], plutôt que de corriger le problème ».

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

Stéphanie Roy trouve « bizarre » qu’Englobe conteste la loi, plutôt que de corriger le problème.

Ça coûte cher, c’est un choix juridique qui entraîne des frais d’avocats importants. Ils doivent avoir de bonnes raisons de faire ça, surtout que d’un point de vue pragmatique, on peut penser que ça serait plus simple de corriger le terreau.

Stéphanie Roy, professeure de droit à l’Université de Sherbrooke

L’ACIA dit accueillir « favorablement » la décision du tribunal, « qui confirme la validité des clauses de la Loi sur les engrais et de ses règlements ». La firme Englobe a refusé de répondre aux questions de La Presse, mais son avocat, MGuillaume Lemieux, a indiqué qu’« au cours des prochains mois, un avis de question constitutionnelle sera transmis aux procureurs généraux des provinces et un mémoire d’appel sera déposé au dossier de cour ».

Multiples arguments

Devant le tribunal, Englobe a également déposé un rapport qui met en doute la fiabilité des résultats de l’ACIA et a affirmé que les produits d’Englobe sont sécuritaires.

Or, confrontée à la preuve soumise par l’ACIA, Englobe a « abandonné » cet argument, soutenant plutôt « que l’Agence aurait dû prélever des échantillons additionnels afin que les résultats soient davantage représentatifs ».

« Il convient de souligner l’évolution des arguments qu’Englobe met de l’avant afin de contester les avis de rétention, mentionne le magistrat. Initialement axée sur la validité des résultats d’analyse, cette contestation a ensuite porté sur le bien-fondé des normes […], puis sur l’invalidité de la Loi et du Règlement [sur les engrais] pour des motifs relevant du droit constitutionnel et du droit administratif. »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Devant le tribunal, Englobe a déposé un rapport qui met en doute la fiabilité des résultats de l’ACIA et a affirmé que ses produits sont sécuritaires.

Selon Stéphanie Roy, la Cour d’appel pourrait cependant contredire certains arguments avancés par le juge Grammond. Celui-ci a notamment conclu que « lorsqu’il est question de la protection de l’environnement […], l’état des connaissances scientifiques ne permet pas de prédire avec certitude l’apparition d’un préjudice, mais seulement d’évaluer, avec plus ou moins de précision, le degré de risque ».

Selon le magistrat, l’absence de définition de ce qui constitue un risque au Règlement sur les engrais ne le rend pas invalide. Mais certains arguments d’Englobe pourraient néanmoins être retenus en appel, croit Mme Roy. « Ça prendrait un règlement plus précis. Il y a un manque de précision sur ce qui présente un risque. Un aspect qui n’est pas si difficile à corriger pour le gouvernement », mentionne-t-elle.

Lisez la décision de la Cour fédérale

Gare aux métaux dans les boues municipales

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Les boues municipales peuvent contenir des contaminants néfastes pour l’environnement et la santé humaine.

Les boues municipales récoltées dans les stations d’épuration des eaux usées sont de plus en plus utilisées comme matière organique pour fertiliser des sols. Elles peuvent cependant contenir des contaminants néfastes pour l’environnement et la santé humaine.

Au tribunal, l’experte retenue par l’ACIA, la professeure Joann Whalen, de l’Université McGill, a rappelé que l’utilisation d’engrais et de suppléments peut contribuer à l’accumulation de contaminants, notamment de métaux et de métalloïdes, dans le sol. « Ces substances sont ensuite susceptibles d’être absorbées dans les récoltes ou de contaminer les cours d’eau adjacents, ce qui donnera éventuellement lieu à leur absorption par les êtres humains. La fabrication d’engrais et de suppléments par compostage de biosolides municipaux est susceptible de donner lieu à des concentrations élevées de métaux et de métalloïdes. »

Selon Jean-Philippe Bellenger, professeur de chimie à l’Université de Sherbrooke, l’ACIA doit notamment tenir compte de l’accumulation de contaminants dans les sols, tout comme le fait que les boues municipales « sont assez concentrées en différents contaminants ».

M. Bellenger explique qu’un terreau avec une certaine concentration de métaux peut s’avérer bénéfique ou potentiellement toxique, selon l’endroit où il est appliqué.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

Jean-Philippe Bellenger, professeur de chimie à l’Université de Sherbrooke

Une norme n’est pas forcément représentative d’une réalité sur le terrain. C’est une valeur jugée sécuritaire. Ces normes sont appelées à évoluer.

Jean-Philippe Bellenger, professeur de chimie à l’Université de Sherbrooke

Au moment de réviser le Règlement sur les engrais, en 2020, le ministère fédéral de l’Agriculture avait d’ailleurs précisé dans un résumé de l’étude d’impact de la réglementation que « l’utilisation des sous-produits et des déchets industriels ou organiques […] comme engrais et suppléments […] présente également des risques nouveaux en raison de la présence potentielle de contaminants biologiques et chimiques. Par conséquent, les avantages de telles matières doivent être soigneusement évalués par rapport à leurs dangers potentiels ».

Onze métaux sous surveillance

Selon l’ACIA, « à faible dose, les métaux comme le molybdène, le nickel et le sélénium sont essentiels aux êtres vivants. Toutefois, ces métaux peuvent être nocifs pour la santé humaine et pour l’environnement si les concentrations de métaux dans les produits dépassent le niveau nécessaire pour la croissance des plantes. Les normes de l’ACIA ont été établies pour protéger la santé humaine, animale et végétale ainsi que l’environnement, à long terme ».

L’Agence surveille notamment 11 métaux jugés « préoccupants », soit l’arsenic, le cadmium, le chrome, le cobalt, le cuivre, le mercure, le molybdène, le nickel, le plomb, le sélénium et le zinc. Les seuils maximums sont établis en tenant compte des ajouts cumulatifs de ces métaux dans les sols sur une période de 45 ans.

Le sélénium, entre autres, a été identifié par Environnement Canada « comme un élément de préoccupation pour la qualité de l’environnement ».

« Tous les terreaux qui contiennent une charge fertilisante, quelle qu’elle soit (engrais de synthèse, organique, compost, MRF ou autre), sont soumis à la réglementation des engrais au niveau national », rappelle Jean-Pierre Fortin, agronome et conseiller en serre à l’Institut québécois du développement de l’horticulture ornementale (IQDHO). « Peu importe la matière, la présence de métaux est un enjeu qui doit être contrôlé », ajoute-t-il.