(Ottawa et Dubaï) L’Alberta promet de déployer un « bouclier constitutionnel » pour éviter de se conformer au plafond des émissions de gaz à effet de serre qu’Ottawa compte imposer au secteur pétrogazier. Les ministres Steven Guilbeault et Jonathan Wilkinson ont annoncé jeudi que ce plafond permettra de les réduire du tiers, sans toutefois limiter la production comme le demandent certains groupes environnementaux.

La première ministre Danielle Smith y voit tout de même « une attaque intentionnelle du gouvernement fédéral contre l’économie de l’Alberta » qui « mine l’unité nationale ». Elle soutient que des « centaines de milliers d’emplois » sont en jeu et réclame le départ du ministre Steven Guilbeault.

L’Association canadienne des producteurs pétroliers estime que cette politique « risque de déclencher des conséquences socioéconomiques imprévues et non la moindre, une hausse des prix de l’énergie ». Sa présidente-directrice générale, Lisa Baiton, a tenu à rappeler que son industrie a fourni 9 milliards au trésor fédéral en 2022.

« Il est clair que le véritable objectif de Justin Trudeau et de son ministre radical de l’Environnement est de supprimer progressivement l’ensemble du secteur énergétique canadien », ont dénoncé les conservateurs dans un communiqué.

Ce plafonnement, qui est attendu depuis 2021, ne doit pas être vu comme une mesure visant l’Alberta, a prévenu le ministre de l’Environnement et du Changement climatique, Steven Guilbeault, dans un entretien avec La Presse, en marge de la COP28 à Dubaï.

« On a des cibles [pour de réduction des émissions] en transport, on a des cibles en électricité, puis on a des cibles pour le pétrole et le gaz », a-t-il dit peu de temps avant de participer à distance à la conférence de presse pour annoncer le plafond avec son collègue aux Ressources naturelles, Jonathan Wilkinson, et son collègue à l’Emploi et du Développement de la main-d’œuvre, Randy Boissonnault, le seul Albertain à siéger au Cabinet.

« Je ne peux pas, en bonne conscience, laisser un secteur polluer sans limites, alors qu’on demande à tout le monde de faire des efforts, il y a un enjeu d’équité là-dedans », a-t-il ajouté, rappelant que le secteur pétrogazier est celui qui émet le plus de gaz à effet de serre au pays, avec 28 % du total. L’objectif du gouvernement est d’atteindre la carboneutralité d’ici 2050.

Si le secteur du pétrole et du gaz ne fait pas un effort important, on n’y arrive pas. Ce n’est pas possible.

Steven Guilbeault, ministre de l’Environnement et du Changement climatique

Le cadre réglementaire présenté par des fonctionnaires du ministère de l’Environnement et du Changement climatique plafonnera les émissions en 2030 de 35 à 38 % sous les niveaux de 2019 pour les producteurs de gaz naturel liquéfié, de pétrole traditionnel, extracôtier des sables bitumineux ou de gaz naturel. Il prévoit des assouplissements pour permettre aux entreprises de se conformer qui permettraient d’émettre des niveaux d’émission de 20 % à 23 % sous les niveaux de 2019. La limite sera introduite graduellement entre 2026 et 2030. Le gouvernement estime qu’il s’agit d’une cible réaliste pour l’industrie pétrogazière et compatible avec une augmentation de 12 % de la production par rapport à 2019.

Pour y parvenir, Ottawa mettra en place un système de plafonnement et d’échange. Elles pourront donc acheter des crédits compensatoires de carbone ou contribuer à un fonds de décarbonation. Elles pourront notamment utiliser la capture et le stockage du carbone, une technologie critiquée. Les consultations se poursuivront jusqu’au 5 février 2024 et le gouvernement entend publier son projet de règlement pris en vertu de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement vers le milieu de l’année 2024, ce qui retardera sa mise en œuvre. Le plafond touchera seulement la production en amont et non les émissions qui seront générées par l’utilisation de ces combustibles fossiles.

« Je vais vous dire ce que nous tentons de faire avec le secteur le plus innovateur au pays, celui du pétrole et du gaz, c’est de produire le baril de pétrole le plus vert de la planète parce que c’est ce que le monde va vouloir en premier et plus », a affirmé le ministre Boissonnault, soulignant qu’il y avait davantage d’appétit pour le pétrole canadien depuis l’invasion russe en Ukraine.

La mesure se veut complémentaire à la cible de réduction des fuites et des rejets de méthane de l’industrie pétrolière et gazière annoncée le 4 décembre par Ottawa, a précisé le ministre Guilbeault, en entrevue. Car la cible spécifique au méthane, la norme sur les carburants propres et la tarification sur le carbone ne feront pas à elles seules baisser suffisamment les émissions de GES du secteur pétrogazier, a-t-il expliqué.

« Le plafond vient mettre une couche de plus pour nous assurer que les émissions du secteur diminuent, peu importe ce qui arrive avec la production », a affirmé le ministre. Il s’est félicité que le Canada soit le seul pays du monde à imposer un plafonnement des émissions à son secteur pétrogazier.

« Il n’y a pas un pays producteur de pétrole à qui je parle ici qui fait ça ; les États-Unis, la Norvège, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, personne », a-t-il déclaré à La Presse.

« Ce n’est pas le plafond d’émissions ambitieux dont nous avons besoin pour nous engager sur la voie de l’élimination progressive, complète, rapide et équitable des combustibles fossiles, de manière à éviter les pires impacts des changements climatiques », a réagi le porte-parole de Greenpeace Canada, Patrick Bonin. Il déplore « la pression impitoyable exercée par les lobbyistes pétroliers et gaziers et les premiers ministres provinciaux » pour obtenir des échappatoires.

Réseau action climat Canada, qui regroupe 150 organisations environnementales et de la société civile, appelle le gouvernement à présenter un plafond plus ambitieux. Il rappelle que l’Agence internationale de l’énergie préconise une réduction de 60 % d’ici 2030 pour éviter un réchauffement planétaire au-delà de 1,5 degré Celsius.

« Chaque jour de plus où les émissions de l’industrie pétrolière et gazière ne sont pas réglementées signifie des effets dévastateurs sur la santé, davantage de catastrophes climatiques, et une augmentation du coût de la vie pour les familles et les communautés », a rappelé sa directrice générale, Caroline Brouillette.

Le président de l’Institut climatique du Canada, Rick Smith, qui participe à la COP28, estime pour sa part que le plafonnement annoncé est une mesure « raisonnable et nécessaire », mais qu’Ottawa ne devrait pas attendre 2026 pour la mettre en œuvre.

« L’augmentation persistante des émissions [du secteur du pétrole et de gaz] annule les progrès réalisés dans d’autres secteurs de l’économie en matière de lutte contre le changement climatique », a-t-il ajouté.

Le plafonnement des émissions de GES du secteur pétrogazier est même « compatible avec l’augmentation de la production de pétrole », calcule l’Institut climatique du Canada, qui y voit aussi une façon de stimuler l’innovation et ainsi rendre le secteur de l’énergie du Canada plus compétitif sur les marchés mondiaux.

Ce qu’ils ont dit

Ce qu’on nous présente, c’est des échappatoires, des compensations et des délais avec des cibles qui sont absolument ridicules par rapport aux autres secteurs de l’économie québécoise et canadienne. […] Ce n’est pas un plafond, c’est un torchon.

Alexandre Boulerice, chef adjoint du Nouveau Parti démocratique

On vient de baisser l’obligation imposée aux pétrolières. […] Le gouvernement vient de trouver une passe-passe pour dire aux pétrolières vous pouvez lever le pied sur vos émissions de gaz à effet de serre.

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois

Aujourd’hui, on apprend ce que 2000 réunions avec les grandes sociétés pétrolières peuvent vous donner.

Mike Morrice, député du Parti vert du Canada