Les incendies de forêt doivent être pris en compte dans la planification de la récolte forestière, plaident des spécialistes de la forêt dans une critique sévère de l’approche actuelle, qui consiste en un réajustement après coup.

« Le Forestier en chef ne peut prétendre avoir déterminé des niveaux de coupe durables », écrivent dans une lettre ouverte1 publiée ce jeudi dans La Presse Yves Bergeron, professeur à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) et à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) spécialisé en écologie et aménagement forestier, Alain Leduc, professeur au département des sciences biologiques de l’UQAM, et Jean-Pierre Jetté, ingénieur forestier.

Le Forestier en chef du Québec prévoit l’impact potentiel du feu sur la disponibilité du bois récoltable seulement dans deux unités d’aménagement forestier du Nord-du-Québec, sur les 57 que compte la province ; il y met en place une « réserve de précaution » pouvant atteindre 20 % du volume de bois disponible pour tenir compte des incendies plus fréquents à ces endroits.

Partout ailleurs, il tient compte du risque d’incendie « a posteriori », en recalculant le volume disponible après le passage du feu.

Qu’est-ce qu’une réserve de précaution ?

Une réserve de précaution est un volume de bois qui est soustrait des possibilités forestières. Si le feu détruit une partie des possibilités forestières restantes, la réserve de précaution est utilisée, de façon à ce que le volume prévu initialement demeure le même. Les entreprises forestières ne subissent donc pas de modification imprévue du volume de bois qui leur est garanti par l’État.

Cette façon de faire expose les régions forestières à « une plus grande vulnérabilité », puisque le réajustement est forcément à la baisse, ce qui peut entraîner des pertes d’emplois et des pertes financières soudaines, écrivent les auteurs de la lettre.

Il faudrait plutôt appliquer à la grandeur du Québec l’approche adoptée dans le Nord-du-Québec, d’autant que la forêt boréale brûlera plus souvent en raison des changements climatiques, plaident-ils.

Un tel réajustement impliquerait une réduction du volume de bois consenti à l’industrie, mais cette baisse aurait l’avantage d’être prévisible, soutiennent les auteurs.

« Cette baisse peut se faire de façon organisée ou elle se produira de manière brutale et imprévisible, au gré des futurs incendies », affirment-ils.

D’autres solutions

Le forestier en chef, Louis Pelletier, défend son approche en disant qu’il est possible de « diminuer le risque associé aux perturbations naturelles » en appliquant des mesures de mitigation, a-t-il expliqué au cours d’un entretien avec La Presse.

L’État peut planter des essences qui ont une meilleure résistance au feu, comme le pin gris, plutôt que l’épinette noire, ou maintenir une proportion plus importante de feuillus, qui brûlent moins vite et moins bien que les résineux, illustre M. Pelletier.

Les auteurs de la lettre se montrent toutefois peu convaincus.

« Intensifier la sylviculture pour compenser les pertes à venir, ça veut dire investir de plus en plus dans des forêts qui vont brûler », estime Jean-Pierre Jetté.

On est pris dans un engrenage où, pour soutenir une production industrielle gourmande, l’État est obligé d’investir sans garantie que ça va marcher.

Jean-Pierre Jetté, ingénieur forestier

Louis Pelletier n’exclut pas d’étendre à d’autres régions une gestion préventive de l’impact des incendies de forêt, mais dit vouloir d’abord « faire des tests pour voir quel est l’effet » des mesures envisagées.

Car instaurer des réserves de précaution est l’équivalent de payer une grosse prime d’assurance pour ne pas avoir de franchise à payer en cas de sinistre, illustre Jean Girard, directeur du calcul et des analyses au Bureau du forestier en chef.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Le Forestier en chef du Québec prévoit l’impact potentiel des incendies sur la disponibilité du bois récoltable dans une minorité des unités d’aménagement forestier de la province.

Entre-temps, s’il faut réduire les possibilités forestières pour tenir compte des incendies de forêt actuels, Louis Pelletier le fera, « et il y aura des conséquences », prévient-il, rappelant que son rôle est d’abord d’assurer la pérennité de la forêt en évitant qu’elle soit surexploitée.

Neutralité

La situation illustre une fois de plus la nécessité pour le Québec de se doter d’un observatoire indépendant sur la forêt, affirme Yves Bergeron, signataire de la lettre, qui estime que le rôle du Forestier en chef est surtout d’assurer l’approvisionnement des usines.

« Ça a beau être une bonne personne, je pense qu’il n’est pas neutre », dit-il.

L’Ordre des ingénieurs forestiers du Québec est aussi d’avis qu’il faudrait « plus de transparence » dans le calcul des possibilités forestières, affirme son président, François Laliberté, qui se dit lui aussi favorable à une prise en compte des incendies de forêt en amont.

L’Ordre propose notamment la création d’un poste d’« aménagiste désigné » de la forêt, qui pourrait établir ses propres objectifs et les moyens de les atteindre, soulignant que le concept existe en Ontario et ailleurs dans le monde.

Le Conseil de l’industrie forestière du Québec n’a pas rappelé La Presse.

1. Lisez la lettre ouverte
En savoir plus
  • 34 916 800 m⁠3
    Possibilités forestières (volume de bois offert à l’industrie) du Québec entier pour la période 2023-2028
    Source : Bureau du forestier en chef du Québec
    253 800 m⁠3
    Possibilités forestières des deux unités d’aménagement du Nord-du-Québec où une réserve de précaution a été prévue pour tenir compte des incendies de forêt pour la période 2023-2028
    Source : Bureau du forestier en chef du Québec