Des épisodes de météo extrême plus nombreux. Plus dévastateurs. L’érosion des berges qui s’accélère. Des hivers sans glace. L’archipel du golfe du Saint-Laurent est aux premières loges des changements climatiques. Témoignages-chocs de Madelinots dont la vie est d’ores et déjà bouleversée.

Des vies chamboulées

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Cybèle Pelletier, sinistrée de la tempête Fiona

Îles-de-la-Madeleine — Vous ne percevez pas encore les effets des changements climatiques ? Parlez-en à ces gens des îles, qui assistent, pas seulement en spectateurs, à ce drame dont on ne voit pas la fin...

Cybèle : le rêve détruit

« Je n’ai plus de maison. »

De la vaisselle cassée éparpillée sur le sol. Un plancher gondolé. Des livres d’enfant gonflés par l’eau. Debout au milieu de sa cuisine, Cybèle Pelletier ravale ses larmes.

L’ouragan Fiona, qui a ravagé les Îles-de-la-Madeleine à la fin de septembre, a soufflé sa maison située sur le littoral.

Des épisodes de météo extrême plus nombreux. Plus dévastateurs. L’érosion des berges qui s’accélère. Des hivers sans glace. L’archipel du golfe du Saint-Laurent est aux premières loges des changements climatiques.

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Cybèle Pelletier dans sa maison

Et la mère de famille de 34 ans en est la plus récente victime.

« C’est l’épreuve de trop », lâche celle qui a vécu une annus horribilis, durant laquelle elle s’est séparée du père de sa fille de 3 ans en plus d’accompagner son propre père en fin de vie.

Les gens sont inégaux face aux changements climatiques, les moins nantis étant plus durement touchés que les plus fortunés, selon plusieurs études.

Cybèle Pelletier en est le triste exemple.

Aux Îles-de-la-Madeleine, la pénurie de logements est criante et les maisons se vendent à fort prix. Après sa séparation, la mère de famille au revenu modeste a eu toutes les misères du monde à se reloger. Sa fillette et elle ont passé l’été dans une chambre sans chauffage ni eau courante aménagée au-dessus d’un garage.

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Cybèle Pelletier dans sa maison

La petite maison située en zone présentant un risque de submersion côtière était la seule chose que la propriétaire d’une école de danse pouvait se permettre. Deux chambres minuscules, une petite salle de bains et une cuisine/salle de séjour. Le strict minimum qui servait de chalet d’été à l’ancien propriétaire.

Mais au moins, Cybèle Pelletier s’était trouvé un toit. À elle.

La demeure avait résisté à l’ouragan Dorian il y a trois ans. Cependant, le ministère de la Sécurité publique la considérait — tout comme les autres chalets du secteur – comme en situation de danger imminent en regard des aléas d’érosion et de submersion côtières.

Cybèle Pelletier l’a achetée le 6 septembre grâce au maigre héritage de son père disparu. Elle savait qu’elle devait la déménager. Elle avait planifié le faire à la mi-octobre.

Entre-temps, Fiona a tout détruit.

Le pire, c’est que la mère de famille est déménagée aux Îles il y a quelques années, justement pour « vivre au rythme de la nature ». Sauf que là, « la nature est déréglée », ajoute-t-elle.

La mère de famille refuse de se laisser abattre. Sa fille — et la communauté des Îles « très solidaire » — l’aide à passer à travers cette nouvelle épreuve.

Un bouquin de sa fille a été épargné dans la catastrophe : Greta et les géants. Le livre s’inspire de la lutte contre les changements climatiques de la jeune militante écologiste suédoise Greta Thunberg.

« Ce n’est pas à la tempête que j’en veux. C’est à nous autres, dit-elle. Il faut prendre conscience des changements climatiques pour agir. »

Denis : faune en transformation

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Denis Cormier, pêcheur et chasseur, a réussi à sauver son bateau de pêche la nuit où Fiona a frappé.

Vétéran de la pêche et de la chasse aux Îles, Denis Cormier se rappelle avec nostalgie ses expéditions de chasse au phoque du Groenland au début du printemps.

« Quand le vent était bon » et qu’il y avait « une belle étendue de glace », ils partaient « cinq ou six gars » à pied de la côte. Ils marchaient « des milles et des milles » sur la glace pour rejoindre le troupeau. Ils pouvaient revenir avec une vingtaine, même une trentaine de bêtes.

« Avec l’étendue blanche, tu avais l’impression d’être sur la lune, décrit l’homme de 65 ans, grand-père cinq fois — bientôt six. C’est quelque chose que mes petits-enfants ne verront pas. D’une beauté à couper le souffle. »

Ce grand gaillard moustachu a risqué sa vie pour sauver son bateau de pêche la nuit où l’ouragan Fiona a frappé les Îles à la fin de septembre. Comme plusieurs autres pêcheurs, il a passé la nuit à bord de son embarcation pour s’assurer qu’elle résiste aux puissants vents, et surtout, qu’elle reste amarrée au quai. Il remarque que les tempêtes d’automne sont de plus en plus fortes, et de plus en plus tôt dans la saison.

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Denis Cormier, pêcheur et chasseur

Les changements climatiques, « on est dedans à 100 % », lâche-t-il. Ceux qui en nient la gravité, c’est qu’ils craignent de « perdre leur confort », estime celui qui pêche depuis 40 ans.

Denis Cormier a aussi observé ces dernières années des espèces qu’il n’avait jamais vues auparavant aux Îles, comme des poissons-lunes que l’on retrouve surtout dans les eaux chaudes du Sud.

« Quossé ça ? Ça vient-tu d’une autre planète ? », s’est-il exclamé en mer la première fois qu’il a vu une tortue luth – la plus grosse tortue au monde –, qui peut atteindre plus de 2 m de longueur. Des requins blancs ont aussi été aperçus dans la réserve aquatique naturelle de l’île Brion, située à 16 kilomètres au nord de Grosse-Île. Leur présence dans le golfe du Saint-Laurent n’est pas nouvelle, cependant, le réchauffement climatique pourrait jouer un rôle dans leur fréquentation des eaux nordiques en leur permettant de demeurer plus longtemps le long de nos côtes.

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Denis Cormier, pêcheur et chasseur

On voit plein d’espèces qui migrent vers le nord. Là, le homard du Maine nous arrive. Mais à un moment donné, s’il va tout le temps vers le nord [...] les gars, pour continuer à pêcher, il va falloir qu’ils aillent à Baie-Comeau ou jusqu’à Kuujjuaq.

Denis Cormier, pêcheur et chasseur

Ses trois enfants ne suivent pas ses traces, mais ils vivent toujours aux Îles. Penser aux générations futures, « c’est surtout ça qui fait mal ».

« Il va y avoir beaucoup de bouleversements météorologiques et on va être obligés de s’adapter, dit-il en marquant une légère pause avant de poursuivre. Si on peut. On ne le sait pas si on va pouvoir. »

Ghislain : des deuils

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Ghislain Cyr, pêcheur et chasseur

Une partie de l’ADN de Ghislain Cyr disparaît au même rythme que la glace côtière qui protégeait jadis les Îles-de-la-Madeleine des assauts féroces de la mer en hiver.

« La chasse aux phoques, on a toujours eu ça dans le sang », lance le sympathique pêcheur et chasseur de 64 ans.

Sans glace, impossible de chasser le phoque du Groenland comme il le faisait autrefois. Comme son père et son grand-père le faisaient avant lui.

« Ordinairement, on avait une année sur dix qu’on n’avait pas beaucoup de glace. Là, c’est plus dix ans pour une [année] qui a de la glace », observe le Madelinot.

Le phoque du Groenland se chassait autrefois en mars, en avril, parfois jusqu’en mai. « Mais là, il n’y a plus de glace pantoute. Ça fait que le phoque du Groenland, ça fait plusieurs années qu’on l’a mis de côté. Il n’y a pratiquement plus rien », se désole-t-il.

Les conséquences du réchauffement de la planète sur certaines espèces aux îles ajoutent « aux deuils » — il insiste sur le pluriel du mot — que les pêcheurs ont dû faire en raison du moratoire sur la pêche à la morue en plus de la fermeture de la pêche commerciale au maquereau ainsi qu’au hareng.

« L’anxiété te ronge parce que tu ne sais jamais sur quoi tu vas danser. Qu’est-ce qui va s’en venir ? », se demande-t-il.

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Ghislain Cyr, pêcheur et chasseur

La période où on chassait le phoque du Groenland, en plus du phoque gris et de la pêche, on faisait autour de 28-30 semaines par année de travail. Là on est rendu à huit ou neuf semaines. Et j’ai l’impression qu’on va bientôt diminuer à des jours de pêche.

Ghislain Cyr, pêcheur et chasseur

Des règles — « trop sévères et trop compliquées » — de Pêches et Océans Canada accentuent son découragement.

Résultat : le pêcheur ne veut pas que ses enfants suivent ses traces.

Ghislain Cyr nous accorde l’entrevue au milieu de son grand jardin — « tout est bio », précise-t-il. Sa voiture électrique est garée, non loin. Mais les actions individuelles ont leur limite, souligne-t-il, déplorant un manque d’empressement des autorités à agir sur la crise climatique. L’archipel est toujours alimenté en électricité par une centrale thermique au mazout. Il s’agit de la plus grosse et de la plus polluante de la province.

En 2018, Hydro-Québec avait annoncé la transition énergétique des Îles d’ici 2025, mais a par la suite repoussé l’échéancier à 2027.

Et la centrale au mazout ne sera pas fermée pour autant. La société d’État prévoit la maintenir pour assurer l’approvisionnement en électricité pendant les pointes de consommation hivernale.

Sylvain : des pertes catastrophiques

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Sylvain Vigneau, mytiliculteur, propriétaire de Moules de culture des Îles

Sylvain Vigneau fait partie des « perdants » face aux changements climatiques. Au passage de l’ouragan Dorian il y a trois ans, le propriétaire de Moules de culture des Îles a perdu toute sa production de « naissains » — nom donné aux petits qui deviennent des moules.

Le captage des naissains se fait en milieu naturel, dans une lagune à une trentaine de kilomètres de l’usine de Fatima. La production est vulnérable puisque l’élevage de moules ne se fait ni dans des cages ni dans des structures fermées. « Les moules sont accrochées sur un tuteur. Elles se tiennent toutes seules. Rien ne les retient », explique-t-il.

Une perte catastrophique puisque des moules, ça prend deux ans à produire. Deux ans plus tard, son entreprise n’avait donc rien à vendre.

L’entreprise s’en remettait à peine lorsque Fiona a frappé plus tôt cet automne. Cette fois-ci, ce sont deux de ses bâtiments qui ont été détruits.

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Sylvain Vigneau, mytiliculteur

La fréquence des tempêtes est un stress supplémentaire. On n’est pas habitués de voir des marées aussi hautes avec de grosses tempêtes comme ça. Le risque, c’est ça : plus les tempêtes sont fréquentes, plus il y a des chances que ça fasse des dégâts.

Sylvain Vigneau, mytiliculteur

Ce n’est pas tout. La moule préfère l’eau froide à l’eau chaude. Or, désormais, l’été, comme l’eau est plus chaude, « il y a moins de croissance qu’il y en avait », remarque-t-il. Et c’est sans compter les espèces envahissantes qui se mettent de la partie, « habiles à croître parce que l’eau est plus chaude qu’elle était », ajoute-t-il.

Depuis 25 ans, les aquaculteurs comme M. Vigneau demandent d’avoir accès à un programme d’assurance récolte. Il en va de la survie de l’industrie, dit-il. « Avec une fréquence plus grande de tempêtes qui s’ajoute aux autres problématiques d’espèces envahissantes, qui va vouloir investir, acheter une entreprise comme la nôtre s’il n’y a pas d’assurance récolte ou de moyens de couvrir ces évènements-là par l’État ? », demande-t-il.

Des coûts exponentiels

Les mesures d’adaptation climatique aux Îles-de-la-Madeleine coûtent cher, très cher. Depuis 2018, Québec a ainsi accordé des sommes de 16,5 millions de dollars (Sécurité publique) et 45,6 millions (Transports), entre autres, pour faire des recharges de plage (enrochement) et sécuriser des routes. En 2020, la mairie des Îles-de-la-Madeleine et le député local chiffraient les besoins à 80 millions en 10 ans.

Deux ans plus tard, le maire par intérim Gaétan Richard prévient que cela ne sera pas suffisant : « Quand vous voyez des tempêtes comme Fiona, cela nous fait réaliser qu’il y a d’autres secteurs auxquels on n’avait pas pensé qui, du jour au lendemain, deviennent à risque. » Et les travaux doivent se faire en continu, avertit-il. « C’est un peu comme quand on fait de l’asphalte, illustre l’élu municipal. Après 15-20 ans, il faut que tu la remplaces. Les travaux qu’on fait aujourd’hui — comme les recharges de plage — ne vont pas durer toute la vie. Sur le plan financier, c’est un gros défi. »

Des experts aux premières loges

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Jasmine Solomon, gestionnaire de projets en érosion côtière à la municipalité des Îles-de-la-Madeleine

« L’érosion, c’est un sujet très émotif. C’est l’histoire d’un chalet. C’est l’histoire d’un terrain. D’une maison familiale. Tu n’as pas de plan B. Tu n’as pas d’arrière-pays où tu peux te reculer. »

Dans son archipel natal, Jasmine Solomon est engagée dans une lutte contre la montre pour protéger les secteurs vulnérables à l’érosion et la submersion côtières. Une quarantaine d’endroits ont été ciblés.

C’était avant l’ouragan Fiona. « Il va possiblement s’en ajouter », dit celle qui est aujourd’hui gestionnaire de projets en érosion côtière à la municipalité des Îles-de-la-Madeleine.

« Le littoral des Îles-de-la-Madeleine subit déjà d’importants impacts liés aux changements climatiques, lesquels se traduisent par la montée du niveau marin, l’adoucissement hivernal et la perte du couvert de glace dans le golfe du Saint-Laurent, ainsi que la modification du régime des tempêtes », résume le consortium scientifique Ouranos dans un rapport sur la situation de l’archipel en 2016.

Tout cela vient accélérer et amplifier les aléas côtiers d’érosion et de submersion menaçant plusieurs infrastructures se trouvant en bord de mer, dont des bâtiments résidentiels et commerciaux, mais également des installations et des lieux touristiques d’importance pour la vitalité économique et le dynamisme touristique des Îles-de-la-Madeleine, toujours selon ce rapport.

En mission

Qui verra sa vie bouleversée ? Les gens qui vivent sur les falaises de grès rouge, répond Mme Solomon sans hésitation. Le grès rouge est très friable et perméable. Il subit l’action des vagues de façon importante. « Depuis plusieurs hivers, on a des cycles de gel-dégel. L’eau pénètre alors dans le grès. La glace prend de l’expansion. Ça craque. De grands pans partent en mer », explique-t-elle.

Ceux qui vivent dans les zones basses, au niveau de la mer ou près du niveau de la mer, voient aussi leur vie chamboulée. « Se protéger contre la submersion, c’est plus difficile que de se protéger contre l’érosion. La mer va toujours se frayer un chemin à l’endroit le plus bas et le plus faible », précise-t-elle.

On se demande jusqu’où ça va aller et malheureusement, ça ne va pas arrêter. Avec la hausse des changements climatiques, on s’aperçoit qu’on ne pourra pas tout protéger. Il y a des secteurs pour lesquels il va falloir réfléchir comme communauté : qu’est-ce qu’on fait ?

Jasmine Solomon, gestionnaire de projets en érosion côtière à la municipalité des Îles-de-la-Madeleine

Rien ne destinait cette étudiante en langues à jouer ce rôle crucial. C’est en travaillant un été pour un organisme local de protection de l’environnement qu’elle a compris à quel point « ses îles » étaient à la fois belles et fragiles. Et qu’elle ne pouvait pas rester les bras croisés.

« L’idée, c’est de bien cerner ce qu’on peut faire, pour protéger le maximum, dit-elle. Et en même temps, il faut être réaliste ; être conscient que, dans certains cas, on doit laisser tomber la bataille. »

La municipalité a donné la priorité au lieu historique de La Grave — où des travaux de recharge de plage ont coûté 7,4 millions de dollars. L’ouvrage a d’ailleurs bien résisté au passage de l’ouragan Fiona. « S’il n’y avait pas eu la recharge, plusieurs commerces ne seraient pas là aujourd’hui », dit-elle, fière.

De coûteux travaux d’enrochement sont également en cours à Cap-aux-Meules, non loin de l’hôpital. Un autre projet sur le chemin du Gros Cap, « où la route est extrêmement à risque », doit commencer en 2023-2024.

Nous sommes sur la plage de la dune de l’Ouest, aussi appelée plage du Corfu en raison du bateau du même nom qui s’est échoué ici dans les années 1960. Aujourd’hui, c’est le moral de Catherine Leblanc Jomphe qui est à la dérive.

La chargée de projet, restauration et aménagement des milieux naturels, à l’organisme Attention Frag’Îles, nous montre l’important recul de la dune causé par l’ouragan Fiona. Un recul d’au moins 10 pieds en une seule nuit.

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Marie-Ève Giroux, à la tête d’Attention Frag’Îles, et Catherine Leblanc Jomphe, chargée de projet, restauration et aménagement des milieux naturels, à l’OBNL

« Par deux fois, on a essayé de restaurer cette brèche-là avant que ça devienne trop catastrophique, puis par deux fois, la dune est partie [à l’ouragan Dorian, puis à Fiona] », décrit la femme de 36 ans, les yeux pleins d’eau.

Sa patronne à la tête de l’organisme à but non lucratif (OBNL) qui œuvre depuis plus de 30 ans à la protection de l’environnement des Îles-de-la-Madeleine, Marie-Ève Giroux, la réconforte tant bien que mal : « Si on n’avait pas fait de travaux, il n’y aurait peut-être plus de dune du tout. »

Vers le mur

Ces brèches sont causées par l’activité humaine : les touristes qui ne suivent pas les sentiers, des conducteurs de VTT qui roulent carrément sur les dunes, etc.

« J’essaie de me dire que chaque fois qu’on aide un milieu naturel, qu’on colmate une brèche, c’est un point vulnérable de moins, poursuit Mme Giroux. Mais on ne se le cachera pas : on ne se battra pas contre la mer, les tempêtes. »

On peut diminuer notre production de gaz à effet de serre, on peut diminuer notre consommation, mais même ça, l’effet ne sera pas immédiat sur la hausse des températures, la hausse du niveau de la mer.

Marie-Ève Giroux, à la tête d’Attention Frag’Îles

L’érosion s’accélère. Les changements frappent plus fort. La route du Chemin-d’en-Haut qu’empruntait l’autobus scolaire de Catherine Jomphe Leblanc lorsqu’elle était enfant a disparu. Après Fiona, une piscine d’une ancienne glissade d’eau à l’Anse aux baleiniers — pourtant remblayée loin de la mer — a refait surface.

« Quand on glissait là, on était loin de la mer, se rappelle-t-elle. Et là, la dune a tellement reculé que la piscine est sur la plage. » Avant, le milieu dunaire avait plus le temps de se stabiliser parce qu’il y avait moins de tempêtes, explique Mme Giroux.

Ni l’une ni l’autre ne vivent sur le bord de la mer. « C’est volontaire », dit Catherine Jomphe Leblanc. « Parfois, le retrait est la meilleure solution pour revenir à des milieux naturels et que ces milieux puissent s’adapter, ajoute Mme Giroux. Ça amène de grandes réflexions collectives pour qu’on puisse continuer à vivre aux Îles, et nos enfants après nous. »

Question de ne pas vivre trop d’écoanxiété, je me ramène à ce que moi, je peux faire comme action, ce que je peux changer autour de moi. Les changements plus grands que nous, on ne peut pas les arrêter, mais dans mon quotidien je peux faire de l’éducation, de la sensibilisation, de l’éveil de consciences.

Marie-Ève Giroux, 39 ans, directrice générale de l’organisme Attention Frag’Îles

La grenouille dans l’eau chaude

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La Dre Marianne Papillon, médecin-conseil en santé environnementale responsable du dossier des changements climatiques au CISSS des Îles-de-la-Madeleine

Quand elle aborde l’écoanxiété, la Dre Marianne Papillon sait de quoi elle parle.

La médecin aux Îles en a souffert il y a 15 ans, bien avant que cette détresse existentielle causée par les changements environnementaux devienne répandue.

« À partir du moment où je me suis mise à m’impliquer en environnement, mon écoanxiété est partie, raconte la scientifique dans la fin de la quarantaine. Ça n’avait juste pas de sens pour moi de vivre ici et de faire comme si de rien n’était. Je ne pouvais pas faire autrement qu’agir. »

Participation active

À titre de citoyenne et d’artiste (elle est aussi peintre), elle a pris part au mouvement contre l’exploitation/exploration gazière et pétrolière aux Îles en 2008, puis elle a continué à dénoncer des projets d’exploitation d’hydrocarbures par la suite.

La Dre Papillon est aujourd’hui médecin-conseil en santé environnementale responsable du dossier des changements climatiques, un tout nouveau poste au CISSS des Îles-de-la-Madeleine créé le printemps dernier.

« La menace est réelle », dit-elle, mais ce n’est pas tout le monde ici qui le réalise. La médecin donne l’image de la grenouille dans l’eau chaude. « Ici, on est tellement exposés aux aléas météo qu’on devient habitués. Vous remarquerez les commentaires des gens après l’ouragan Fiona, c’est “on en a vu d’autres”, “on est habitués” », souligne-t-elle.

Sauf que ces aléas météo sont toujours de pis en pis et surviennent de plus en plus souvent.

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La Dre Marianne Papillon, médecin-conseil en santé environnementale responsable du dossier des changements climatiques au CISSS des Îles-de-la-Madeleine

La grenouille ne voit pas que l’eau devient de plus en plus chaude. C’est progressif et à un moment donné, tu arrives à ton seuil.

La Dre Marianne Papillon, médecin-conseil en santé environnementale responsable du dossier des changements climatiques au CISSS des Îles-de-la-Madeleine

Aucune étude n’a encore été réalisée sur le lien entre les changements climatiques et la santé mentale des Madelinots. La Dre Papillon attend le financement pour le faire.

Détresse psychologique

Les évènements météorologiques extrêmes, comme les tempêtes maritimes ou hivernales, les inondations, les incendies de forêt, le phénomène d’érosion côtière, les ouragans et les tornades sont associés à une hausse du stress et de la détresse psychologique dans les populations touchées et celles qui les aident.

À la longue, ce stress et cette détresse peuvent entraîner des problèmes familiaux et sociaux ou des troubles mentaux, comme le trouble de stress post-traumatique, la dépression ou l’abus de substance, ainsi que de la violence ou des comportements suicidaires, démontrent plusieurs études résumées dans le projet Amélioration de la réponse pour réduire les impacts psychosociaux des évènements météorologiques extrêmes dans un contexte de changements climatiques dans l’Est-du-Québec (Projet ARICA 1) de l’Université du Québec à Rimouski*.

On est inégaux devant de tels changements. Certains sont plus touchés que d’autres. Et ces changements viennent accroître les inégalités, rappelle la Dre Papillon.

Un réseau d’éclaireurs/veilleurs — des gens formés pour offrir les premiers secours psychologiques — est en train d’être formé. « Quand les effets à plus long terme de Fiona vont arriver, il va y avoir des gens pour détecter les gens en détresse et les référer », indique-t-elle. Car aux Îles, des pénuries de logements et de main-d’œuvre criantes risquent d’accentuer la détresse de ceux qui doivent se reloger de façon temporaire ou permanente à la suite d’une tempête dévastatrice.

« Même qu’à long terme, ça pourrait avoir pour effet de détériorer le tissu social, explique la Dre Papillon. Le soutien social a un effet protecteur. Il est très grand aux Îles. Mais on sait aussi qu’à force de toujours avoir des tempêtes et des écueils, on peut atteindre les limites de ça, épuiser notre réseau et que ça devienne une sorte de tension sociale. »

Les Îles sont précurseures des changements climatiques. […] J’espère utiliser ce qui se passe ici pour que ça allume des cloches dans l’ensemble du Québec.

La Dre Marianne Papillon, médecin-conseil en santé environnementale responsable du dossier des changements climatiques au CISSS des Îles-de-la-Madeleine

Le projet ARICA a produit une trousse d’aide pour réduire les impacts psychosociaux des populations touchées par des évènements météorologiques extrêmes en contexte de changements climatiques.

Consultez le site du projet ARICA