L’Australie tire avantage en parallèle du charbon et du corail, deux ressources importantes pour les secteurs de l’énergie et du tourisme. Mais les changements climatiques obligent le pays à faire un choix – déchirant – entre ces richesses nationales, comme a pu le constater Laura-Julie Perreault lors d’un reportage sur la côte est australienne.

(Cairns, Australie) Grande Barrière de déni

PHOTO LUCAS JACKSON, ARCHIVES REUTERS

Coraux de la Grande Barrière, au large de l’Australie

La Grande Barrière de corail, fierté de l’Australie, est menacée par le réchauffement climatique. Malgré ce constat scientifique, le gouvernement et l’industrie touristique tentent de garder au plus bas les sonnettes d’alarme.

Le bateau n’a pas encore accosté près de la Grande Barrière de corail, à 50 km des côtes de l’Australie, que déjà, la chercheuse Isabel Nuñez et sa partenaire de plongée, la biologiste marine Tess Concannon, ont enfilé leur combinaison et leur masque.

Il n’y a pas une seconde à perdre. Les deux plongeuses veulent sauter à l’eau avant que la quarantaine de touristes qui sont aussi du voyage ne commencent à prendre trop de place sur le pont.

Elles ont quelques heures devant elles pour voir si un projet de restauration de corail se déroule comme prévu. Ce projet, mis sur pied pendant la pandémie, devrait permettre à de nouveaux morceaux de corail de pousser dans des endroits où le récif a été endommagé.

  • Brittany Wossing lors de la plongée

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    Brittany Wossing lors de la plongée

  • Morceaux de coraux cassés et blanchis jonchant le sol marin parmi des coraux en santé

    PHOTO LAURA-JULIE PERREAULT, LA PRESSE

    Morceaux de coraux cassés et blanchis jonchant le sol marin parmi des coraux en santé

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Ici, au récif Moore, c’est un cyclone qui a réduit une partie du corail en débris, nous explique-t-on à bord d’un véhicule submersible qui permet aux visiteurs de voir de plus près le récif et le fond marin. Si de grands segments du récif sont pleins de vie, de couleur et d’espèces aquatiques de toutes tailles, dans d’autres endroits, on voit des morceaux de corail blanchis joncher le sol. Un cimetière de corail.

D’un blanchiment à l’autre

Et ce cimetière, craignent les experts, est en voie de s’étendre sur de grands segments des 2300 km d’étendue de la Grande Barrière, gracieuseté du réchauffement climatique. La hausse des températures cause une augmentation des cyclones, mais aussi la multiplication des épisodes intenses et répandus de blanchiment du corail, une menace importante.

Le plus récent blanchiment massif – le cinquième en moins de 20 ans – remonte tout juste au mois dernier. Des études démontrent que 98 % des 3000 récifs qui composent la Grande Barrière ont été touchés par le blanchiment.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Coraux blanchis de la Grande Barrière australienne

« Un récif de corail, c’est comme une colonie de petites bouches qui se nourrit d’algues. Quand il y a un épisode de blanchiment, ça met beaucoup de stress sur le corail et ces petites bouches sont privées de leur alimentation. Les coraux qui ne sont pas capables de soutenir ce stress meurent. Mais même pour ceux qui survivent, il y a des conséquences », explique Isabel Nuñez, chercheuse originaire de Valence, en Espagne, qui consacre son doctorat à la reproduction du corail.

Lors du blanchiment de 2016, elle a pu constater que la qualité du sperme du corail avait été fortement touchée et que la croissance du corail avait été freinée.

Il n’y a aucun doute que la barrière est en danger. La hausse de la température de l’eau est liée aux émissions de gaz à effet de serre et au méthane. L’Australie n’est pas la seule responsable. La planète en entier porte la responsabilité.

Isabel Nuñez, chercheuse

Ne pas nuire à l’industrie

Étonnamment, le jour de la visite de La Presse à la Grande Barrière de corail, Isabel Nuñez, qui est liée à l’Université de technologie de Sydney, a été la seule à tenir ce genre de discours, et ce, même s’il est basé sur des faits bien documentés. Pas plus tard qu’à la fin de février, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), dans un nouveau rapport fort attendu, a parlé d’une Grande Barrière de corail « en crise » et au bout de ses capacités d’adaptation.

PHOTO LAURA-JULIE PERREAULT, LA PRESSE

Tess Concannon, biologiste marine, et Isabel Nuñez, chercheuse, alors qu’elles s’apprêtent à plonger vers la Grande Barrière de corail

Les autres biologistes marins rencontrés à Cairns, tous employés par des sociétés organisant des croisières touristiques pour admirer la Grande Barrière, faisaient tout pour ne pas parler de blanchiment et de menaces climatiques. « Je ne suis pas inquiète du tout, nous a dit Brittany Wossing, biologiste pour un des opérateurs de Cairns. Je vois comment la barrière se remet rapidement sur pied chaque fois qu’elle prend un coup dur. C’est vraiment un système ultrarésilient », a dit la jeune femme, faisant écho aux propos de plusieurs de ses collègues.

Cette attitude exaspère Tony Fontes, un instructeur de plongée établi près des îles de Whitsunday, un des plus beaux lieux où admirer les récifs multicolores. Ce dernier est devenu militant pour la défense de ce trésor inégalé de la biodiversité.

C’est étrange, l’industrie touristique devrait se mobiliser pour demander la défense de la Grande Barrière de corail. Au lieu de ça, les acteurs du milieu sont souvent hostiles aux journalistes et aux militants qui veulent en parler sur la scène internationale.

Tony Fontes, instructeur de plongée

Il ne faut pas chercher très loin pour comprendre. Le tourisme international lié à la Grande Barrière génère près de 6 milliards annuellement et nourrit près de 60 000 emplois. Beaucoup de travailleurs qui dépendent de la Grande Barrière craignent que les histoires de blanchiment et de désintégration rebutent les touristes, qui pourraient choisir d’autres destinations. Et après deux ans d’une pandémie qui a mis un frein à l’industrie, ils rêvent de voir leurs affaires reprendre.

Sur les bateaux touristiques, les employés choisissent donc leurs mots : ils parlent de développement durable, de conservation et de restauration, mais en évitant de parler de danger imminent.

Cachez ce danger

Ce point de vue, c’est aussi celui qu’essaie de faire valoir sur la scène internationale la coalition conservatrice au pouvoir à Canberra. Selon des enquêtes du journal The Guardian, le gouvernement de Scott Morrison, réputé très proche de l’industrie des énergies fossiles, a fait du lobbyisme autant auprès de l’UNESCO que du GIEC pour que le langage utilisé dans des rapports mondiaux ne parle pas d’une Grande Barrière en « danger » ou en « crise ».

Au GIEC, ils ont fait chou blanc. À l’UNESCO, on leur a d’abord accordé le bénéfice du doute, mais la décision de ne pas mettre la Grande Barrière de corail sur la liste des sites protégés « en danger » pourrait être révisée en juin lors d’une réunion mondiale.

À la fin de mars, l’UNESCO a d’ailleurs dépêché des enquêteurs pour évaluer l’état de la grande structure vivante, mais leur itinéraire a été gardé largement confidentiel par le gouvernement, au grand dam des scientifiques qui plaident pour que les enquêteurs reçoivent une « vue d’ensemble » de la situation.

Malgré le secret, Greenpeace Australie a organisé des manifestations dénonçant l’inaction du gouvernement en matière de changement climatique. « Les énergies fossiles tuent la Grande Barrière », pouvait-on lire sur des affiches.

De la pandémie à la restauration

Tony Fontes croit que l’industrie touristique devrait saisir ce genre d’occasions pour venir à la défense de la Grande Barrière.

L’industrie s’est mobilisée une fois contre la mine de charbon Adani qui voulait déverser des eaux toxiques au large. L’industrie touristique a dit : “pas dans nos eaux” et elle a eu gain de cause.

Tony Fontes, instructeur de plongée

S’ils sont hésitants à parler de la détérioration de la Grande Barrière et des changements climatiques sur la place publique, les grands acteurs de l’industrie touristique ne sont pas complètement passifs pour autant. Pendant la pandémie, alors que le tourisme était à l’arrêt, plusieurs opérateurs ont travaillé de concert avec les scientifiques et les universités pour mettre en place des projets de restauration.

« C’est super important pour les populations locales, ces projets de conservation et de restauration. Ça donne un rôle actif dans la protection de la Grande Barrière à ceux qui en vivent », a expliqué Isabel Nuñez après être sortie de l’eau. « Le problème, c’est que si la température continue d’augmenter, ça ne sera tout simplement pas assez. »

Fermer les portes de l’enfer

PHOTO PETER LORIMER, COLLABORATION SPÉCIALE

Mine de charbon à Muswellbrook, ville dont l’entrée est surnommée « les portes de l’enfer »

Sydney – Paysages verdoyants, vignobles prisés, montgolfières multicolores, mariages champêtres. La vallée du Hunter, à deux heures d’automobile de Sydney, attire les foules la fin de semaine. Cependant, bien peu de ces vacanciers se rendent jusqu’à Muswellbrook.

« On appelle l’entrée de la ville les portes de l’enfer », raconte Michael White, un de ses résidants. La route principale est flanquée de deux mines de charbon à ciel ouvert avec tout ce que ça implique de bruit et de poussière. Une flamme brûle en permanence à 150 m de la route. « Disons qu’avec ce genre de paysage, le tourisme ne fonctionne pas trop bien », ironise M. White, qui s’est installé dans la ville de 16 000 habitants il y a plus de 20 ans.

PHOTO PETER LORIMER, COLLABORATION SPÉCIALE

Michael White, ingénieur retraité de l’industrie du charbon

À l’époque, ce sont ces mêmes mines de charbon qui ont attiré l’ingénieur et sa famille dans la région. Pendant 14 ans, Michael White y a travaillé, grimpant les échelons et devenant gestionnaire des opérations.

Il y a très bien gagné sa vie jusqu’au jour où il a décidé de prendre sa retraite et de devenir un ardent critique de l’industrie du charbon thermique – celui qui est utilisé pour produire de l’électricité. Celui qui nourrit les 24 centrales thermiques de l’Australie et fournit 54 % de l’électricité du pays, selon les chiffres du gouvernement.

Une image déformée

PHOTO PETER LORIMER, COLLABORATION SPÉCIALE

Centrale thermique au charbon de Bayswater, près de Sydney

Aujourd’hui, Michael White est un spoutnik dans son ancien milieu tricoté serré. « Il y a des gens qui m’ont traité d’hypocrite. Mais je suis un ingénieur, j’ai regardé les faits et mon opinion a changé avec le temps à cause de la science et des inquiétudes grandissantes pour l’environnement. Ma conclusion, en tant que père de trois enfants et grand-père de cinq petits-enfants, c’est que nous devons nous éloigner du charbon thermique le plus rapidement possible pour laisser aux générations futures un monde habitable », dit-il.

Un point de vue que partagent tous les environnementalistes, mais qui est loin de faire l’unanimité en Australie, où le charbon, le combustible fossile le plus polluant de la planète, est vu comme un incontournable économique par l’élite politique de Canberra, et ce, même s’il ne représente que 2 % du produit intérieur brut.

Les Australiens ont cependant une image déformée de cette industrie, ont dévoilé des chercheurs. Selon un sondage réalisé en 2020, la population surestime de 10 à 50 fois l’apport de l’industrie du charbon autant pour les revenus engrangés par l’État que pour les emplois générés.

En tout, 39 000 emplois sont liés à l’extraction du combustible. À eux seuls, les restaurants McDonald’s ont plus d’employés en Australie. La Grande Barrière de corail, elle, génère 40 % plus d’emplois que le charbon qui la met en péril (voir autre texte).

Le sprint avant la transition

Plus grand exportateur de charbon métallurgique et deuxième exportateur de charbon thermique au monde, l’Australie affirme qu’elle se débarrassera du charbon d’ici 2043 et qu’elle atteindra la carboneutralité en 2050. Le plan du gouvernement conservateur de Scott Morrison a été vertement critiqué puisqu’il mise sur des technologies qui n’existent toujours pas pour arriver aux émissions zéro.

Même si, en principe, les mines de charbon australiennes doivent fermer graduellement et que l’Australie investit massivement dans les énergies renouvelables, ces jours-ci, des sociétés minières demandent des permis d’exploitation pour accroître la production. Le 1er avril, la commission de planification de l’État de la Nouvelle-Galles du Sud, où se trouvent Sydney et la vallée du Hunter, a donné le feu vert au projet d’expansion de la mine Narrabri, qui pourra rester en exploitation jusqu’en 2044 et augmenter sa production de 170 millions de tonnes à 240 millions de tonnes.

C’est exactement à ce genre de projet que Michael White s’oppose et contre lequel il est appelé à témoigner, mettant à profit ses connaissances minières. « Depuis un an, je fais entendre ma voix de plus en plus », dit-il.

Il y a malheureusement de grandes incitations financières pour exploiter le charbon thermique en ce moment. Le prix est de plus de 200 $ la tonne et le coût de production est de 50 $ pour la même tonne. Les marges de profit sont gigantesques.

Michael White, ingénieur à la retraite

Donc, même si plus des trois quarts des Australiens s’inquiètent des impacts des changements climatiques, l’industrie du charbon est en plein sprint. « Les propriétaires de mines de charbon réalisent que le temps est limité pour exploiter la ressource, alors ils essaient de prendre tout ce qu’ils peuvent maintenant tant qu’il y a de la demande et que les politiques en place le permettent », note Nic Clyde, de l’organisation Lock the Gate, qui, comme Michael White, demande la fermeture accélérée des mines polluantes.

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Nic Clyde, de l’organisation Lock the Gate

Un enjeu électoral

À la veille des élections du 21 mai, la question du charbon se retrouve au cœur de la campagne électorale fédérale, mais les deux principaux partis – les libéraux (conservateurs) et les travaillistes (centre gauche) – abordent surtout la question sous l’angle économique. « Malheureusement, les partis utilisent les peurs valides des travailleurs du charbon – qui craignent de voir leur gagne-pain disparaître – pour politiser le tout », déplore Michael White.

Le charbon, dit-il, est une cage dorée pour beaucoup de ses anciens collègues. Un mineur avec peu d’études qui travaille 38 heures par semaine gagne entre 140 000 et 150 000 dollars australiens, soit l’équivalent d’un salaire de professeur universitaire.

PHOTO PETER LORIMER, COLLABORATION SPÉCIALE

Michael White est aujourd’hui éleveur de bétail.

« Nous avons besoin de leaders forts pour mettre de l’avant un véritable plan de transition. Il va falloir être honnête avec les travailleurs du charbon. Leur expliquer qu’ils peuvent se retrouver des emplois, mais que ces derniers seront beaucoup moins payants », affirme le retraité qui gagne aujourd’hui sa vie en élevant du bétail. Du bétail qui devient du bœuf Angus.

Cette transition, croit-il, sera difficile dans des villes comme Muswellbrook, qui vivent du charbon depuis plus d’un siècle, mais elle rendra possible une autre économie. Une économie qui fera la promotion des vins de la région, de l’élevage de chevaux et des produits du terroir. Une économie qui permettra de fermer pour de bon les « portes de l’enfer » et de s’ouvrir sur le reste du monde.

Avec la collaboration de Pete Lorimer