Départs massifs – dont celui de la procureure principale dans l’affaire du vol de données chez Desjardins –, recrutement de procureurs peu expérimentés, délais dans l’attribution de dossiers qui font grincer des dents les policiers : le Bureau de la grande criminalité et des affaires spéciales semble avoir du mal à prendre son élan depuis sa création à la suite de l’échec des superprocès SharQc.

Une véritable saignée

Créé à l’automne 2015, le Bureau de la grande criminalité et des affaires spéciales rassemble les procureurs affectés aux grandes enquêtes contre le crime organisé au Québec.

Il devait permettre une plus grande flexibilité dans la lutte de l’État contre les réseaux criminels. Mais les policiers déplorent plutôt des délais qui nuisent à des enquêtes et qui coûtent cher, et des suspects qui filent entre les mailles du filet.

Des procureurs, eux, parlent d’un fleuron un peu flétri par une véritable saignée qui se traduit par le départ de 60 d’entre eux, de problèmes de recrutement et de microgestion, ce qui mine l’efficacité du Bureau et lui enlève de son mordant.

« Il y a beaucoup de roulement de personnel depuis que le nouveau bureau a été formé. Des gens ont été nommés, d’autres sont partis. »

« Ce que je constate, c’est que l’on se retrouve avec beaucoup de jeunes procureurs. Il y a souvent des [membres du] Barreau très récents, alors le niveau d’expertise a baissé. »

« Ce que je vois, c’est que l’expertise se perd, mais j’imagine que c’est la force des choses. […] Essentiellement, ce que cela fait au Bureau de la grande criminalité, c’est qu’on a un vide. »

Ces paroles ont été prononcées l’été dernier, devant un comité sur la rémunération des procureurs de l’État, par MAlain Pilotte, 30 ans de Barreau, l’un des procureurs les plus chevronnés du Bureau de la grande criminalité et des affaires spéciales.

Ce bureau, situé dans le Vieux-Montréal, regroupe une soixantaine de procureurs.

C’est à la suite de l’échec des superprocès SharQc et dans la foulée du rapport Bouchard sur la gestion de tels procès qu’il a été créé, à la fin de 2015.

Il est issu de la fusion des défunts bureaux de lutte aux produits de la criminalité (BLPC), de lutte au crime organisé (BLACO) et de lutte à la corruption et à la malversation (BLCM). Ces trois bureaux comptaient plus de 80 procureurs, une vingtaine de plus que le « Grand Bureau » d’aujourd’hui.

Départs massifs

Depuis 2015, 60 procureurs des anciens bureaux ne sont pas revenus au Bureau de la grande criminalité, de sorte que certains l’ont surnommé le « Bureau des portes tournantes ».

La plupart des procureurs des bureaux régionaux, certains très expérimentés, n’ont pas voulu venir travailler à Montréal. D’autres ont été nommés juges, sont partis à la retraite, ont eu une promotion ou une offre plus alléchante ailleurs.

Mais plusieurs sont partis pour des raisons moins positives, ont renoncé à la prime de 10 % versée aux procureurs de la lutte contre le crime organisé et sont retournés dans les palais de justice ou sous d’autres cieux.

L’exode s’est poursuivi récemment, avec le départ à la fin de 2019 et au début de cette année de quatre procureurs d’expérience.

Il y a quelques jours à peine, le Bureau de la grande criminalité a annoncé le départ prochain de la procureure principale chargée du dossier du vol de données chez Desjardins. Cette procureure travaillait pour l’ancien Bureau de la lutte au crime organisé avant la fusion de 2015 et compte 17 années d’expérience. Elle retournera dans un palais de justice.

Des chiffres qui parlent

La Presse a comparé les années de Barreau des procureurs affectés à chacun des anciens bureaux avant la fusion à l’automne 2015 aux années de ceux du Bureau de la grande criminalité en 2020.

Les 60 procureurs des anciens bureaux qui ne sont pas revenus au Bureau de la grande criminalité ou qui l’ont quitté depuis cumulaient en moyenne 16,7 années d’ancienneté.

Dans ces bureaux, 52,3 % des procureurs avaient plus de 15 ans d’ancienneté, contre 47,6 % qui en avaient 14 ans ou moins.

Aujourd’hui, la moyenne d’ancienneté des quelque 60 procureurs qui composent le Bureau de la grande criminalité est de 15,2 ans. Mais la pyramide d’expérience est inversée : 45,3 % ont plus de 15 ans d’ancienneté et 54,5 % ont moins de 14 ans.

De plus, 43 % de la quarantaine de nouveaux procureurs du Bureau de la grande criminalité arrivés depuis sa création ont été reçus au Barreau il y a moins de neuf ans.

Moins expérimentés

Alors que depuis la création du premier Bureau de lutte à la criminalité (BLACO), au début des années 2000, une loi non écrite voulait que les procureurs embauchés aient au moins cinq ans de Barreau, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Selon nos informations, quatre des derniers procureurs embauchés ou stagiaires au Bureau de la grande criminalité sont membres du Barreau depuis 2018 ou 2017.

« Essentiellement, ce que je vois dans les derniers mois, ce sont des procureurs qui ont un niveau d’expérience complètement différent. On ne parle pas de personnes qui ont 10 ou même 15 ans de Barreau, mais 2, 3, 4, 5 ans de Barreau, qui remplacent les séniors qui quittent [le Bureau] pour toutes sortes de raisons valides », a également déclaré MPilotte devant le comité.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’ASSOCIATION DES PROCUREURS AUX POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES DU QUÉBEC

Me Guillaume Michaud, président de l’Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales du Québec

« Il y a des procureurs qui peuvent avoir peu d’expérience et être très compétents. Mais le problème, c’est le ratio. Est-ce que les gens qui ont quitté [le Bureau] ont été remplacés par des gens d’expérience ? Non », souligne MGuillaume Michaud, président de l’Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales du Québec

« Il faut que tu sois solide au Bureau de la grande criminalité. Car aujourd’hui, les procès, ce sont bien souvent les procès de la Couronne ou de la police. Surtout avec les juges qui sont maintenant beaucoup plus inquisiteurs », renchérit un ex-procureur des anciens bureaux qui a requis l’anonymat.

« Ce n’est absolument pas normal que le Bureau de la grande criminalité soit une école pour les procureurs qui commencent. C’est même indécent, tonne Me Jean-Claude Boyer, ancien procureur dans des dossiers de crime organisé. Ces procureurs-là, qui ne sont pas formés dans une mentalité de Couronne, font face à des avocats de la défense de grande qualité. »

Des fois, on est deux ou trois procureurs. Mais quand tu fais face à sept, huit ou dix avocats de la défense bien préparés, on se sent toujours un peu défavorisés. […] À la Cour, le vent change de côté. C’est nous qui avons souvent le vent dans la face.

MAlain Pilotte, devant un comité sur la rémunération des procureurs de l’État

Une « aura noire »

MBoyer, MMichaud et des procureurs confirment le manque d’attractivité du Bureau de la grande criminalité et décrivent plusieurs problèmes qui, selon eux, l’affectent.

Ils parlent d’un accouchement difficile en 2015 qui laisse encore des traces et d’une absence d’autonomie professionnelle, c’est-à-dire une microgestion tatillonne et une chaîne de commandement qui font que les procureurs doivent constamment rendre des comptes à leurs patrons.

Il est également question de la lourdeur et de la complexité des dossiers, des nombreux procureurs qui se succèdent dans un même dossier, de favoritisme, de disparition de la « mémoire corporative », de l’absence de partage de connaissances et d’expertise, de la pression médiatique, des poursuites civiles déposées par les Hells Angels, d’une absence de valorisation, d’échecs devant les tribunaux qui ont laissé des traces et d’une réputation peu flatteuse qui précède le Bureau.

« Il y a un genre d’aura noire autour de cette équipe-là », affirme MMichaud, se défendant bien toutefois de remettre en question la compétence et tout le travail effectué par les procureurs du Bureau de la grande criminalité.

SharQc post-traumatique

« SharQc leur est rentré dans le corps pour leur réputation comme ce n’est pas possible. Ils doivent obtenir des succès et les publier », ajoute MBoyer.

À noter qu’aucun des procureurs impliqués dans le projet SharQc à la fin des procédures à l’automne 2015 n’est revenu au Bureau de la grande criminalité.

« C’est dommage de voir que la lutte contre le crime organisé bat de l’aile. La Direction des poursuites criminelles et pénales est passée à côté d’une occasion d’arrêter l’hémorragie, mais elle ne s’en occupe pas », affirme un ex-procureur des anciens bureaux.

« Le Bureau de la grande criminalité, poursuit-il, ça devrait être une priorité, mais ça tourne en rond et les gens sont un peu découragés. »

« Je suis certain que le gouvernement veut mettre un frein à la grande et à la petite criminalité. Maintenant, est-ce qu’on a les ressources nécessaires pour ce faire, tant au Bureau de la grande criminalité que dans les autres bureaux ? La réponse, c’est non », tranche MMichaud.

« Il y a au bureau de bonnes personnes qui travaillent fort, mais elles ne sont pas soutenues dans leurs qualités professionnelles. La lutte contre le crime organisé n’est pas une priorité pour le gouvernement », accuse MBoyer.

« Notre gouvernement est hautement préoccupé par les enjeux liés à la grande criminalité et au crime organisé. Dans le dernier budget, présenté par mon collègue le ministre des Finances, 32,5 millions de dollars additionnels sur cinq ans ont été annoncés pour déployer de nouvelles équipes d’intervention affectées à la lutte contre le crime organisé », a répondu par écrit à La Presse MSonia LeBel alors qu’elle était encore ministre de la Justice du Québec.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.

Où sont allés les 60 procureurs ?

Palais de justice de Montréal : 9
Palais de justice de Longueuil : 7
Palais de justice de Laval : 5
Palais de justice ailleurs en région : 15
Chambre de la jeunesse : 2
Nommés juges : 6
Contentieux d’une ville : 5
Autres organismes publics, BEI, AMF et autres : 5
À la Couronne fédérale : 1
À la défense : 3
À la retraite : 2
* Nos données ne sont pas exhaustives, il peut y avoir une légère marge d’erreur.

« Des procureurs ne savent même pas qui est Mom Boucher »

« Le Bureau de la grande criminalité, ça ne marche pas », affirme un policier qui connaît la lutte contre le crime organisé et qui a requis l’anonymat, car il n’est pas autorisé à parler aux médias.

« II y a des procureurs qui ne connaissent même pas Mom Boucher et qui ne savent pas c’est quoi, un Hells Angel », lance-t-il, ajoutant que les policiers doivent parfois guider les procureurs, car ils connaissent mieux les cibles, la jurisprudence et les avocats qui défendent les accusés.

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

Maurice « Mom » Boucher, ancien chef des Nomads, à sa sortie du Palais de justice de Saint-Jérôme, en 1999

Il peste contre le guichet de départage du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), par lequel toute enquête policière, même sur le crime organisé, doit transiter avant d’être transférée aux procureurs de la grande criminalité.

PHOTO GRAHAM HUGHES, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Un membre des Hells Angels lors d’un rassemblement du groupe à Saint-Charles-sur-Richelieu, en 2018

« On les appelle et on n’a pas de réponse. On perd de six à neuf mois, surtout pour les enquêtes de fraudes, avant d’avoir un procureur [affecté au dossier]. Pendant ce temps, on doit continuer à garder notre enquête active même si elle est terminée. Ça coûte cher et cela fait perdre des mois et même des années d’enquête en termes d’effectifs mobilisés », décrit-il.

Ces délais dans l’affectation d’un procureur feraient en sorte que les enquêteurs doivent retourner devant un juge tous les trois mois pour demander de conserver des biens saisis durant des perquisitions.

« On dit dans les médias que c’est à cause de l’arrêt Jordan – qui limite les délais judiciaires –, mais c’est faux. C’est parce que le procureur n’a pas encore pris connaissance de la preuve. On cherche à gagner du temps », déplore le policier.

Des policiers affirment que des procureurs du Bureau de la grande criminalité ne veulent pas procéder en région ou ne veulent pas accuser plus d’une dizaine d’individus à la fois, y compris des acteurs importants de réseaux, même si la preuve est solide.

Les enquêteurs soulignent également un manque d’uniformité dans le traitement des dossiers ; par exemple, un procureur acceptera de porter des accusations contre un suspect, mais un autre refusera de le faire contre un autre individu, même si la preuve contre eux est similaire.

Les policiers déplorent que trop souvent, des procureurs entament un dossier et partent alors que l’affaire est toujours en cours.

« Actuellement, le système en général de la Couronne ne fonctionne pas. C’est pire au Bureau de la grande criminalité. Les procureurs sont là, et soudain, ils disparaissent. Ils nous parlent de leurs frustrations », dit le policier.

Des policiers regrettent que les procureurs ne se rendent plus dans les bureaux de la police, pour s’asseoir avec les enquêteurs, pour les guider, comme c’était le cas avant la publication du rapport Bouchard sur la gestion des superprocès. « Ils ont mis un mur sous prétexte que c’est une recommandation, mais ils ont déformé le rapport Bouchard », affirme notre interlocuteur.

Le policier milite pour un retour des BLACO (Bureaux de lutte au crime organisé) en région, pour récupérer des procureurs d’expérience partis après la fusion des bureaux. « Parce qu’actuellement, c’est mal foutu », juge-t-il.

« Avant, les BLACO faisaient peur. C’est moins vrai aujourd’hui », conclut un ex-policier, spécialiste du crime organisé.

« Je veux avant tout des gens qui connaissent leurs règles de droit »

« La Couronne est jeune. Est-ce que ça se peut que quelqu’un ne sache pas précisément quel a été le parcours de Mom Boucher ? Oui. Mais moi, je veux avant tout des gens qui connaissent leurs règles de droit et qui pourront plaider une requête de divulgation ou d’exclusion d’écoute électronique », réplique la directrice du Bureau de la grande criminalité, MMarlène Archer.

Celle-ci admet que le bureau a de la difficulté à recruter de nouveaux procureurs. Elle constate également que certaines des dernières recrues sont moins expérimentées et parfois très jeunes, et que le taux de roulement est important.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Me Marlène Archer, directrice du Bureau de la grande criminalité et des affaires spéciales

« Mais il n’est pas pire qu’avant ou qu’ailleurs. Ce sont des dossiers longs et complexes, dans lesquels il y a une grosse pression. Il y a des procureurs pour lesquels le travail et les façons de faire d’ici fonctionnent. Il y en a d’autres à qui ça ne convient pas. Les façons de faire ont changé », dit-elle.

« Il y a eu beaucoup de nominations de juges plus jeunes ces dernières années. On est venu prendre chez nous [Couronne] des gens hautement qualifiés. »

Le bureau est à Montréal, mon bassin de recrutement est plus limité. Est-ce que les gens sont remplacés par de plus jeunes quand ils quittent ? Oui. Mais je ne trouve pas cela dramatique. C’est normal que les gens qui arrivent aient généralement moins d’expérience que ceux qui quittent.

MMarlène Archer, directrice du Bureau de la grande criminalité et des affaires spéciales

Géométrie variable

Pour ce qui est d’une présumée absence d’autonomie professionnelle qui se traduirait par de la microgestion et des procureurs-chefs qui s’immisceraient dans les dossiers, elle répond que c’est « à géométrie variable ».

« Il y a des sujets dont on doit discuter. Il n’y a que les fous qui ne changent pas d’idée. Il doit y avoir une uniformité de traitement à l’intérieur du bureau, en tenant compte des expériences de chacun », explique MArcher.

Quant aux critiques des policiers, MArcher nie que le guichet de départage provoque des délais dans l’attribution de dossiers d’enquête à des procureurs.

Elle affirme que les policiers se plaignent depuis longtemps « d’une soi-disant disparité dans les accusations portées contre des suspects, que chaque cas est un cas d’espèce et que c’est aux procureurs de déterminer s’ils ont suffisamment de preuve pour convaincre un tribunal hors de tout doute raisonnable ».

MArcher confirme qu’on ne verra plus de dossiers à 60 accusés, comme par le passé, « parce qu’on veut être sûr qu’on a quelque chose de gérable ».

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Le Centre judiciaire Gouin où se sont déroulés les superprocès liés à l’opération SharQc.

Il n’est pas question, dit-elle, que les procureurs se déplacent dans les bureaux des policiers comme avant.

Elle admet qu’une succession constante de procureurs dans un même dossier « n’est pas idéale » et entend améliorer cet aspect.

« C’est un nouveau bureau qui doit définir ses façons de travailler. Il y a des choses qui ont été mises en place qui fonctionnent bien et d’autres qui vont peut-être devoir être revisitées. »

« Le bureau s’inscrit dans une nouvelle réalité voulant que les gens ne restent pas à perpétuelle demeure durant 20 ans. Dans ce cadre-là, je suis prête à faire beaucoup de choses pour que les gens soient bien, heureux, développent une expertise et restent le plus longtemps possible. Mais je dois aussi m’adapter à la réalité que j’ai », conclut MArcher.