« Ne nous lancez pas la pierre. »

Sandrine Charbonneau n’oubliera jamais sa première année comme remplaçante dans une classe de cheminement particulier de première secondaire dans une école publique montréalaise.

Personne n’avait voulu du poste avant qu’elle débarque dans cette classe d’adaptation scolaire composée d’enfants qui sont « trop vieux » pour le primaire, mais qui ne possèdent pas les acquis nécessaires pour entrer au secondaire.

À l’échelle du Québec, un enseignant sur quatre dans le réseau public n’est pas légalement qualifié, rapportait la vérificatrice générale Guylaine Leclerc à la fin de mai. Disant craindre les conséquences sur les élèves, elle déplorait alors que les initiatives du ministère de l’Éducation et des centres de services scolaires pour contrer la pénurie d’enseignants qualifiés soient gérées « à la pièce », sans vue d’ensemble.

Mme Charbonneau – non légalement qualifiée à l’époque – avait été la seule à postuler alors que le poste avait été laissé vacant durant les cinq affichages précédents.

Ne jetez pas la pierre aux enseignants non légalement qualifiés. Ce sont eux qui se retrouvent à pourvoir les postes les plus difficiles, rejetés par les autres.

Sandrine Charbonneau, enseignante en adaptation scolaire

Ce qui est plus néfaste qu’un non-qualifié qui prend le contrat, dit-elle, c’est « la balade des suppléants », alors que les élèves en difficulté ont besoin de stabilité.

À sa première année en adaptation scolaire devant une classe de 19 ados qui avaient toutes sortes de difficultés, Mme Charbonneau était habitée par un « sentiment d’imposteur ». Dix-neuf enfants en adaptation scolaire, cela signifie dix-neuf plans d’intervention à appliquer.

Titulaire d’un baccalauréat en histoire, elle commençait au même moment sa maîtrise qualifiante en enseignement. « Disons que c’était beaucoup à apprendre d’un coup, dit-elle. J’avais le sentiment d’être un peu dépassée. »

Si elle avait entamé sa carrière dans une classe ordinaire, beaucoup moins d’élèves auraient eu un tel plan. C’est certain que ça en décourage plus d’un, dit-elle, de « rentrer dans la profession par le chemin le plus difficile ».

De 25 à 30 % des enseignants quittent l’enseignement après la première année et jusqu’à 50 % après cinq ans, rappelle-t-elle.

« J’étais épuisée »

Mme Charbonneau n’aurait pas tenu le coup sans le généreux soutien d’une collègue qui, elle, était formée en adaptation scolaire. Cette dernière lui a « tout montré », en plus de devoir gérer sa propre classe, et ce, sans aucun incitatif de rémunération ou d’allégement de sa propre tâche.

À la fin de l’année scolaire, et malgré cet énorme soutien de ses collègues, « j’étais épuisée », confie-t-elle.

Malgré tout, elle a poursuivi sa maîtrise au prix de sacrifices personnels et professionnels, dont une « grande précarité » financière.

Après une première année sans revenu, car les premiers cours de maîtrise se tenaient le jour, elle a passé les cinq années suivantes à suivre des cours de soir, en plus d’étudier les fins de semaine et durant l’été tout en continuant à jongler avec des contrats de suppléance en adaptation scolaire, et ce, sans nuire à ses stages obligatoires. C’est au bout de six ans à ce rythme éprouvant qu’elle est devenue légalement qualifiée en juin 2022.

Car il y a peu ou pas d’aménagement d’horaires pour aider les professeurs non qualifiés à obtenir leur brevet. « On nous présente la maîtrise qualifiante en disant que ça se fait en deux ans et demi, trois ans, mais ça, c’est en la faisant à temps plein, donc sans sources de revenus », explique-t-elle.

« Job de début de carrière »

Valérie*, elle, a commencé à enseigner sans brevet dans des classes d’adaptation scolaire il y a trois ans. En raison de la grande pénurie, une école spécialisée pour enfants vivant avec un trouble du spectre de l’autisme (TSA) lui a donné sa chance dans la grande région de Montréal.

Elle avait quand même des notions de pédagogie puisqu’elle avait complété trois ans d’études au baccalauréat en enseignement au secondaire, mais de son aveu même, elle ne « connaissait rien d’une classe TSA, de la structure TEACCH, de la gestion d’une classe avec des élèves qui ont des troubles de comportement et non verbaux ».

Dans cette école que nous ne nommons pas pour ne pas identifier l’enseignante au statut précaire, le roulement du personnel est grand. « C’est une job de début de carrière, décrit-elle. Si tu restes là jusqu’à 45 ans, ton corps ne suit plus. »

Les élèves sont exigeants, au point que l’enseignante n’est jamais seule dans sa classe. Il arrive souvent que le surveillant de dîner doive rester toute la journée pour l’aider, faute d’un nombre suffisant d’éducatrices spécialisées dans l’établissement, par exemple.

Dans ce contexte, la direction forme tout le monde – du surveillant de dîner à l’enseignante non qualifiée – à la réalité des enfants TSA.

Si tu rentres dans ma classe, tu ne peux distinguer le surveillant de dîner, du prof, de l’éducatrice spécialisée, du préposé aux élèves handicapés. Vite de même, sur le terrain, tout le monde a l’air de faire la même job.

Valérie, enseignante en adaptation scolaire non légalement qualifiée

Valérie vante l’entraide qui règne dans une école spécialisée.

C’est bien sûr à l’enseignante que reviennent les tâches pédagogiques, précise-t-elle, mais pour ce faire, l’école lui offre le soutien d’une équipe de spécialistes et beaucoup d’heures de formation. Sauf que les formations ont souvent lieu les soirs après l’école et les fins de semaine.

Il faut vraiment être motivés, lui fait-on remarquer, pour travailler auprès d’élèves handicapés le jour et suivre des formations les soirs et les week-ends.

« Oui », répond-elle. D’où « la job de début de carrière », quand tu as plus d’énergie et plus de temps puisque tu n’as généralement pas encore d’enfants.

Valérie aimerait obtenir son brevet, mais les sacrifices sont énormes, décrit-elle, en raison du manque de souplesse des universités. Elle devra travailler durant quatre mois sans salaire – durée du stage non rémunéré qui lui reste à faire – et, surtout, le faire dans son champ d’origine (enseignement au secondaire en éthique et culture religieuse) même si elle sait très bien qu’elle veut rester en adaptation scolaire.

Si Valérie pouvait le faire à l’école spécialisée où elle travaille déjà, elle terminerait ses études sans hésiter, dit-elle.

Ironie d’un système trop rigide, explique-t-elle, son choix de rester dans l’école qui a tant besoin d’elle la condamne à la précarité, puisque sans brevet, elle ne peut pas y obtenir de poste permanent.

Abandon et détresse psychologique

Sandrine Charbonneau décrit aussi cet épuisement qui guette les jeunes profs qui se retrouvent à travailler dans les conditions les plus difficiles. « Dans ma cohorte (à la maîtrise qualifiante), je pense que la moitié a abandonné en cours de route, et ceux qui restent, on a tous eu besoin d’aide psychologique », décrit la jeune enseignante.

De l’aide psychologique ? lui demande-t-on. Oui, car être enseignant dans une classe d’adaptation scolaire comme la sienne, c’est devoir appliquer 19 plans d’intervention (sur 19 élèves) qui ont des difficultés différentes.

C’est être devant une classe avec, entre autres, des élèves nouvellement arrivés au Québec comme réfugiés qui vivent dans le plus grand dénuement – parfois carrément dans un refuge pour migrants. Des élèves dont les parents sont allophones ou analphabètes. Et c’est aussi, par moments, devoir faire un signalement à la DPJ pour la sécurité d’élèves.

Mais pourquoi a-t-elle persévéré dans l’obtention de son brevet ? « Pour les enfants » justement, répond-elle sans hésiter. « Le lien avec les élèves est tellement fort en adaptation scolaire », insiste-t-elle.

Cette enseignante a plusieurs suggestions touchant la crise actuelle, qui passent toutes par « l’amélioration du quotidien » des profs.

D’abord, les profs en adaptation scolaire qui conseillent leurs jeunes collègues inexpérimentés devraient être rémunérés ou voir leurs tâches allégées, croit-elle, question qu’on reconnaisse la « charge que ça implique » de former – année après année à cause de la pénurie – les non-qualifiés ou ceux qui proviennent d’un autre champ qui débarquent en adaptation scolaire.

Ensuite, il faudrait revoir la composition des classes pour un meilleur ratio prof-élèves, propose-t-elle. « Dans ma classe de cheminement particulier en première secondaire, je peux avoir jusqu’à 19 élèves. Ma collègue au régulier, elle, en a 23. Il n’y a pas un si grand écart si tu considères l’étendue des besoins de mes élèves », indique-t-elle.

La jeune enseignante ne blâme personne. Si elle a accepté de témoigner à visage découvert, c’est qu’elle est passionnée par son travail et qu’elle aimerait voir les conditions de pratique s’améliorer pour atténuer la pénurie dans son domaine.

* Son prénom est fictif en raison de la précarité de son statut d’emploi, son histoire ne l’est pas.