« On vend aux parents l’idée que la classe spécialisée va aider leurs enfants à atteindre leur plein potentiel, mais c’est un mirage. »

Fort d’une trentaine d’années d’expérience, l’enseignante en adaptation scolaire Sophie-Geneviève Bournival en arrive à cette conclusion brutale.

En tant qu’enseignante qualifiée pour travailler auprès d’enfants avec des besoins particuliers, elle se sent comme une espèce en voie d’extinction.

Dans son école secondaire publique montréalaise, elle est l’une des rares, sinon la seule, à avoir un brevet en adaptation scolaire parmi ses collègues qui œuvrent dans les classes spécialisées.

Les autres ? Des profs formés en musique, en histoire ou carrément « non légalement qualifiés », énumère-t-elle.

Ces profs « font ce qu’ils peuvent », décrit Mme Bournival, mais « les élèves n’ont pas les services auxquels ils ont droit ».

L’enseignante en adaptation scolaire a choisi de dénoncer la situation à visage découvert, car elle est « très, très inquiète », insiste-t-elle, pour l’avenir des élèves ayant des besoins particuliers au Québec.

À titre d’exemple, durant la plus récente année scolaire, l’enseignante a découvert qu’on n’avait jamais enseigné des connaissances de base à ses élèves autistes. Âgés de 16 à 19 ans, ils ne savent toujours pas le nom de fruits et de légumes communs ni que le papier provient des arbres, dit-elle.

L’enseignante soupçonne que ses prédécesseurs n’avaient pas les outils nécessaires pour les faire progresser.

L’enseignante d’expérience a également été témoin de méthodes d’intervention inadéquates ; par exemple des profs qui inondent leurs élèves de consignes, comme s’ils étaient dans une classe ordinaire. Ou pire encore : un prof qui tape des mains derrière la tête d’un jeune autiste pour attirer son attention.

Nous avons choisi de ne pas identifier l’école, puisqu’elle ne lance pas la pierre à sa direction ni au centre de services scolaire (CSS). À ses yeux, c’est le ministère de l’Éducation qui aurait dû agir il y a de nombreuses années pour juguler la pénurie d’enseignants qui frappe de plein fouet le champ de l’adaptation scolaire.

C’est comme si, au Ministère, on se fermait les yeux. On met n’importe qui devant la classe. Ces enfants-là ne vont pas se plaindre et les parents sont tenus dans l’ignorance.

Sophie-Geneviève Bournival, enseignante en adaptation scolaire

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Le CSS de Montréal est le plus gros centre de services scolaire de la province.

Le CSS de Montréal – le plus gros de la province – est à ce point en manque d’enseignants avec brevet qu’il publie désormais des offres d’emploi en précisant rechercher des « enseignant-e-s NON légalement qualifié-e-s en adaptation scolaire » pour effectuer de la suppléance. « Participer activement au développement de la société montréalaise en contribuant à la réussite scolaire des élèves qui ont des difficultés d’adaptation et d’apprentissage », précise-t-il dans la description de tâches.

Dans de grands CSS de la région métropolitaine, on parle désormais d’environ un enseignant en adaptation scolaire sur deux qui n’est pas légalement qualifié, selon des données obtenues par La Presse en vertu de la loi sur l’accès à l’information.

  • Au CSS de Laval, il y avait 104 enseignants non légalement qualifiés en adaptation scolaire au 1er juin 2023, alors que 195 postes (temps plein et temps partiel confondus) sont à pourvoir dans ce champ pour l’année scolaire qui débute.
  • Au CSS de Montréal, 107 enseignants non légalement qualifiés ont été affectés en adaptation scolaire lors de la dernière année scolaire. Ce CSS cherche 163 enseignants en adaptation scolaire pour pourvoir des postes permanents ainsi que 89 autres en affectations temporaires (remplacements, postes vacants à temps partiel ou à la leçon) pour cette année.
  • Au CSS de la Pointe-de-l’Île, 90 enseignants non légalement qualifiés ont été affectés en adaptation scolaire durant la dernière année scolaire alors qu’environ 170 enseignants affectés à ce champ (temps partiel et temps complet confondus) sont recherchés pour cet automne.

Le portrait complet du phénomène est difficile à obtenir. Au total, dans le réseau public, on compte plus de 4000 classes spécialisées.*

À la dernière année scolaire, il y avait au moins 995 enseignants non légalement qualifiés affectés en adaptation scolaire, révèle la compilation de La Presse à partir des 51 réponses reçues des centres de services scolaires ou commissions scolaires (sur les 72 à qui nous avons fait la demande).

Au ministère de l’Éducation, les données concernant le nombre de tolérances d’engagement délivrées, en adaptation scolaire, pour l’année scolaire qui s’est terminée en juin ne seront pas disponibles avant… l’automne, nous indique-t-on.

Quant au nombre d’enseignants non légalement qualifiés nécessaires pour pourvoir les postes dans le champ de l’adaptation scolaire au primaire et au secondaire pour l’année scolaire qui débute, le Ministère précise ne pas « disposer » de l’information.

« Les centres de services scolaires et les commissions scolaires sont responsables de la gestion de leurs ressources humaines, incluant l’octroi des contrats […] », explique son porte-parole Bryan St-Louis.

Le recours aux enseignants non légalement qualifiés s’effectue en dernier lieu, lorsque toutes les étapes d’affectations ont été franchies et qu’aucun enseignant qualifié n’est disponible.

Bryan St-Louis, porte-parole du ministère de l’Éducation

Et rien pour juguler cette pénurie, l’UQAM, qui compte la plus grande faculté d’éducation de la province, a carrément suspendu son programme en adaptation scolaire au secondaire, « faute d’inscriptions ».

Revenons à la classe de Mme Bournival. Le « mirage », c’est aussi qu’on « vend aux parents » l’idée que des professionnels – dont une éducatrice spécialisée – vont appuyer le travail de l’enseignante au quotidien. Or, là aussi, il y a pénurie.

À la dernière année scolaire, plutôt qu’une éducatrice spécialisée, Mme Bournival a eu droit dans sa classe à… trois étudiantes en techniques d’éducation spécialisée qui se relayaient durant la semaine pour pourvoir le poste. Encore en formation, elles sont loin de maîtriser le « programme TEACCH » et la « méthode SACCADE » avec lesquels l’enseignante travaille.

« Dans la méthode TEACCH, on a des bacs et des chemises suspendues remplis de matériel qu’on change régulièrement pour diversifier les apprentissages des élèves, explique la prof en adaptation scolaire. C’est l’un des rôles de l’éducatrice spécialisée d’assister l’enseignante dans la conception du contenu des bacs et des chemises et de faire rouler le matériel. »

Sauf qu’une des étudiantes lui a répondu : « Non, moi je ne fais pas ça. »

L’encadrement des étudiantes s’est ajouté à ses tâches, déjà lourdes. À la fois compréhensive et impuissante, sa direction lui a répondu : « Ce n’est pas l’idéal, mais c’est le mieux que j’ai pu faire. »

Invoquant le manque de main-d’œuvre, des CSS offrent l’accès aux postes en éducation spécialisée à des intervenants n’ayant pas la formation nécessaire, déplore l’Association des éducatrices et des éducateurs spécialisés du Québec, ce qui fait en sorte qu’« ultimement, les enfants n’ont pas les services requis ».

« Les exigences requises varient énormément en fonction des centres de services scolaires », indique l’éducateur spécialisé et administrateur de l’Association, André jr Turcotte.

De nombreux parcours sont acceptés et même parfois des formations incomplètes. Cela mène inévitablement à un nivellement vers le bas quant à ce qui est attendu de ces professionnels.

André jr Turcotte, éducateur spécialisé et administrateur de l’Association des éducatrices et des éducateurs spécialisés du Québec

En théorie, la classe spécialisée est un modèle intéressant qui apporte du soutien supplémentaire aux élèves en difficulté, souligne la présidente de l’Alliance des professeures et professeurs de Montréal, Catherine Beauvais-St-Pierre. Mais « malheureusement », en raison de « la pénurie criante, voire épeurante, parce qu’on n’en voit pas trop le bout », « c’est une réalité assez commune que les élèves ne reçoivent pas les services auxquels ils devraient avoir droit », ajoute la dirigeante syndicale, qui ne veut toutefois pas critiquer les enseignants non légalement qualifiés, puisque sans eux, le réseau serait encore plus mal en point.

* 4191 classes spécialisées en 2021-2022 (dernière donnée disponible selon le ministère de l’Éducation)

Avec la collaboration de William Leclerc à Ottawa et d’Hugo Pilon-Larose à Québec

À lire demain : des parents tenus dans l’ignorance