Le recteur de l’Université de Montréal, Daniel Jutras, affirme qu’il observe avec « inquiétude » ce qui se passe dans les universités américaines, en quelque sorte une « guerre culturelle », mais assure que pour l’instant, le climat sur le campus de son établissement reste bon.

Aux États-Unis, dit Daniel Jutras, la bataille politique qui oppose démocrates et républicains fait des universités des « cibles faciles », pour la gauche comme pour la droite.

« C’est dangereux de mettre les universités sous la loupe tout le temps, comme on a tendance à le faire aux États-Unis », a déclaré M. Jutras en réunion éditoriale avec La Presse, mercredi.

Il cite la commission devant laquelle ont témoigné en décembre les présidentes de Harvard, de l’Université de Pennsylvanie et du Massachusetts Institute of Technology, où elles ont été « grillées pendant des heures » sur la question de l’antisémitisme sur leurs campus.

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Claudine Gay, ancienne présidente de l’Université Harvard

Deuxième femme à diriger l’Université Harvard et première présidente noire, Claudine Gay a démissionné de son poste après seulement six mois en raison des polémiques soulevées par son audition tendue lors d’une audition au Congrès, mais aussi d’accusations de plagiat.

Un équilibre « fragile »

Le conflit entre Israël et le Hamas déchaîne les passions dans plusieurs des universités les plus renommées des États-Unis, et Harvard en particulier a été sommée par des donateurs de condamner clairement des groupes d’étudiants propalestiniens.

« Ce serait vraiment important de ne pas laisser ce mouvement-là se déployer au Canada », avertit le recteur Daniel Jutras, qui ajoute que « ce n’est pas du tout notre réalité ».

En novembre, toutefois, l’Université Concordia a été le théâtre d’une altercation entre des étudiants soutenant Israël et d’autres appuyant la Palestine.

Les recteurs de Concordia, de McGill et de l’Université du Québec à Montréal étaient alors sortis publiquement pour appeler au calme sur les campus.

Daniel Jutras affirme que pour sa part, il reçoit « des lettres de députés qui [lui] demandent de montrer patte blanche à l’égard du conflit Israël-Hamas ».

« [Des lettres] qui me demandent de prendre position. Qui me disent : “Que faites-vous pour défendre telle catégorie de personnes ? Quelles sont les mesures que vous avez prises pour que les discours qui sont sources d’inconfort pour certains de vos étudiants ne puissent pas être prononcés dans vos espaces ?” », détaille Daniel Jutras.

Certains de ces évènements sont « conjoncturels » en raison du conflit au Proche-Orient, mais le recteur croit néanmoins qu’il existe quelque chose de « plus profond ». Daniel Jutras estime que l’équilibre est « fragile » entre l’université comme lieu où on maintient la liberté de parole et de pensée et « un environnement bienveillant, respectueux, adéquat ».

« Pas de batailles de rues sur les campus »

Pour l’instant, dit-il, les universités montréalaises – la sienne, en particulier – résistent à ces pressions, « tiennent le fort ».

« Il n’y a pas de batailles de rues sur les campus », illustre-t-il. « Il y a des manifestations, et c’est correct, [l’université] est un lieu d’expression. Il n’y a pas de fermeture de la pensée, pas de rupture du dialogue », dit Daniel Jutras.

Quoi qu’il en soit, le recteur estime qu’il reste peu « de grandes institutions sociales dont la responsabilité est d’assurer la sérénité du discours et de travailler à contrer la polarisation en nourrissant la réflexion sur les grands enjeux de société ».

Il fait un parallèle entre les médias et les universités, les uns et les autres « fragiles sur les plans politique et financier », et cite la Floride, où le pouvoir politique « a pris le contrôle de plusieurs universités ».

« C’est très préoccupant », dit Daniel Jutras.

Au début du mois de février, par exemple, les membres du conseil d’administration des universités publiques de l’État ont décrété que les 430 000 étudiants ne pourraient plus choisir le cours de sociologie comme l’un des crédits de leur formation générale. Ce cours sera remplacé par un cours d’« histoire factuelle ».

Fin 2023, le commissaire à l’Éducation de Floride, Manny Diaz, avait déclaré sur les réseaux sociaux que la « sociologie a été prise en otage par des militants de gauche ».

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Ron DeSantis, gouverneur de la Floride

Sous le gouverneur Ron DeSantis, ajoutait-il, le système d’enseignement supérieur floridien va se « concentrer à préparer les étudiants pour des emplois en demande et bien payés, et non pas à l’idéologie woke ».

Le recteur de l’Université de Montréal craint-il l’élection éventuelle d’un gouvernement conservateur de Pierre Poilievre ?

« Je pense que M. Poilievre devra être à l’écoute du milieu universitaire pour les enjeux sur lesquels il doit y avoir une continuité de progression, y compris le financement de la recherche. Je ne sais pas dans quelle mesure un gouvernement conservateur aborderait favorablement l’augmentation du financement de la recherche », demande M. Jutras.

« Je souhaite que l’on n’importe pas au Québec des débats qui sont le fruit d’une bataille culturelle aux États-Unis qui n’est pas du tout notre réalité », conclut-il.

Avec le New York Times et l’Agence France-Presse