(Québec) En pleine pénurie de main-d’œuvre, dans le contexte où les centres de services scolaires sont incapables de pourvoir tous les postes d’enseignants et de professionnels dans les écoles, les directions d’établissement d’enseignement sont forcées d’utiliser une partie des fonds destinés au nouveau programme de tutorat pour offrir d’autres types de soutien pédagogique aux élèves vulnérables. À ce jour, Québec n’a toujours pas distribué les balises d’implantation de son programme et le Ministère n’a pas évalué ses effets concrets sur la réussite éducative.

Ce qu’il faut savoir

Le ministère de l’Éducation a mis en place, pendant la pandémie, un programme national de tutorat pour les élèves vulnérables.

Dans son budget 2022-2023, Québec a octroyé 315 millions sur cinq ans pour financer et pérenniser ce nouveau programme.

Les écoles ne parviennent pas à dépenser toute cette somme pour offrir des services de tutorat, faute de personnel.

Québec promet de distribuer prochainement au réseau un « cadre de référence » pour l’implantation du programme, dont les effets sur la réussite éducative doivent aussi être mesurés.

Dans son budget 2022-2023, le gouvernement Legault annonçait en grande pompe un financement de 315 millions sur cinq ans pour pérenniser le programme de tutorat, mis en place dans l’urgence pendant la pandémie. L’objectif de cette mesure est de contribuer à la réussite des élèves « les plus vulnérables », dans le contexte où :

  • près d’un élève sur quatre (24 %) qui fréquente le réseau scolaire public est en situation de handicap ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (HDAA) ;
  • cette proportion s’élève à 34 % lorsqu’il s’agit des élèves inscrits au niveau secondaire du réseau public, explique la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), qui étudie le sujet.

Or, selon ce que La Presse a pu constater en questionnant le ministère de l’Éducation et les directions scolaires, une partie des fonds destinés au tutorat, qui doit être offert en individuel ou en sous-groupes d’enfants qui ont des besoins similaires, sert plutôt à financer du soutien pédagogique et psychosocial, souvent donné en même temps à de plus grands groupes d’élèves.

À ce jour, un « cadre de référence présentant les balises d’implantation reconnues par la recherche pour la mise en place d’un service de tutorat efficace » n’a pas encore été diffusé dans le réseau. Il doit l’être prochainement, même si le programme est financé et déjà opérationnel.

Québec n’a pas non plus évalué les retombées de son programme sur la réussite éducative, alors que 55 millions de dollars lui étaient réservés (sur l’enveloppe totale de 315 millions sur cinq ans) pour l’année 2022-2023, qui s’est terminée en juin dernier, et que 65 millions le sont pour l’année scolaire en cours.

Un premier bilan

Pour cette première année scolaire entière du programme, le ministère de l’Éducation évalue que 118 118 élèves du réseau public auraient bénéficié du tutorat. De plus, 117 995 enfants auraient reçu du soutien pédagogique et psychosocial autre que du tutorat grâce aux services financés par le programme de tutorat.

Dans le réseau public, entre la rentrée scolaire 2022-2023 et la mi-février 2023, au moins 8602 personnes auraient offert des services de tutorat et 7485 personnes auraient offert des services de soutien pédagogique ou psychosocial. « Le Ministère ne dispose pas de l’information concernant le statut ou la profession de ces personnes », précise-t-on.

Considérant qu’il y avait 998 104 élèves dans le réseau public à la formation générale des jeunes en 2022-2023, moins de 25 % des enfants auraient ainsi reçu des services par l’entremise du programme de tutorat. Or, dans les faits, ce portrait statistique doit être nuancé à la baisse, puisqu’un même élève pourrait avoir « bénéficié d’un service de tutorat en plus d’une ou de plusieurs autres formes de soutien pédagogique ou psychosocial ».

« À titre d’exemple, un élève pourrait avoir été tutoré, avoir assisté à un atelier sur le développement des compétences socio-émotionnelles et avoir reçu de l’aide aux devoirs de manière sporadique. Cet élève serait donc comptabilisé une fois dans le tutorat et une fois dans le soutien pédagogique », explique le Ministère.

Ainsi, les données du nombre d’élèves tutorés ne peuvent pas être additionnées à celles du nombre d’élèves soutenus.

Le ministère de l’Éducation

Québec ne détient par ailleurs pas de données permettant de calculer le nombre d’heures moyen de tutorat qui a été offert aux élèves vulnérables, pour ceux qui ont reçu ce type de service.

Son de cloche du terrain

Pour la suite du déploiement du programme de tutorat d’ici 2026-2027, le ministère de l’Éducation a comme objectif « d’outiller le réseau scolaire dans la mise en place d’un service de tutorat efficace soutenant la réussite éducative de tous les élèves, dès l’apparition des premiers signes de désengagement ou de difficultés scolaires ».

Questionné par La Presse sur l’implantation du programme dans les écoles, le président de la Fédération québécoise des directions d’établissement d’enseignement (FQDE), Nicolas Prévost, évalue que les écoles qui utilisent le programme pour faire du tutorat parviennent à dépenser environ 80 % de leur budget, en raison de la pénurie de main-d’œuvre.

Les autres directions utilisent plutôt les fonds pour faire du coenseignement, en ajoutant à l’occasion un prof dans une classe ou en accordant des heures à un orthopédagogue pour qu’il offre des services supplémentaires à des grands groupes d’élèves. M. Prévost reconnaît que cette deuxième façon de faire « dilue un peu le [niveau de] service que tu vas donner », comparativement à ce qui est prévu lors de séances de tutorat.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, ARCHIVES LA PRESSE

Nicolas Prévost, président de la Fédération québécoise des directions d’établissement d’enseignement

Si tu veux faire du tutorat pur et simple, c’est là qu’il faut ajouter du personnel, et avec la pénurie qu’on a, certains y arrivent, mais c’est rare.

Nicolas Prévost, président de la Fédération québécoise des directions d’établissement d’enseignement

Alors que le Ministère accorde 65 millions par année au réseau d’ici 2026-2027 pour financer le tutorat, M. Prévost espère que l’efficacité du programme sera évaluée.

« À un moment donné, c’est beau d’injecter de l’argent, mais il faut évaluer les retombées pour voir si c’est un bon coup ou pas. […] C’est un peu moins dans les habitudes du Ministère. Dans les dernières années, le problème n’était pas au niveau financier. On injectait beaucoup d’argent. [En contrepartie], on n’était pas capable de tout dépenser et on n’évaluait pas toutes les retombées [pour les élèves] », note-t-il.