Les téléphones portables exercent des ravages de plus en plus criants dans les cégeps, où les jeunes s’isolent avec leur appareil et tissent de moins en moins de liens, au péril de leur équilibre mental.

C’est le constat de nombreux professeurs et élèves interviewés par La Presse, tous convaincus que le gouvernement ne doit pas fixer des règles uniquement au primaire et au secondaire, ni uniquement pendant les cours.

« Avant, les étudiants se levaient et discutaient entre eux ou avec moi à la pause. Depuis cinq ans, ils restent immobiles et dans leur bulle avec leur téléphone », rapporte Aïcha Van Dun, professeure de littérature au cégep de Lanaudière, à L’Assomption           

« Former des équipes devient extrêmement difficile dans ce contexte. De plus en plus d’étudiants font des attaques de panique s’ils doivent présenter un exposé oral. Et plusieurs voient le cégep comme une boîte à cours au lieu de participer à la vie socioculturelle. »

Sa fille Malorie Harvey, inscrite au même établissement, confirme le phénomène. « Quand les gens de ta classe sont penchés sur leur cellulaire, le message non verbal est très fort. Tu ne sens aucune ouverture. Et moins on s’habitue à interagir avec quelqu’un, moins on peut. Ça alimente une anxiété sociale », expose l’étudiante en sciences humaines.

Léa Lacroix, qui vient d’entrer en techniques juridiques, trouve le phénomène déroutant. « Le cellulaire amène un climat vraiment bizarre. À chaque pause, les élèves mettent immédiatement leurs écouteurs au lieu de se parler », constate l’étudiante de 17 ans.

La plupart ne se rendent même pas compte qu’il y a un problème. Quand un prof nous a annoncé que les téléphones seraient interdits au secondaire, ils critiquaient.

Léa Lacroix, étudiante

Partout, le scénario se répète. En approchant de sa salle de classe, au cégep de La Pocatière, le professeur de littérature Jean-François Vallée s’attendait à la trouver vide, tant le silence était écrasant. « J’ai eu l’impression d’entrer dans un monastère ! J’ai dû leur dire : “Parlez-vous ! Vous avez le droit !” »

Les écrans nuisent en prime à la concentration des étudiants, s’inquiète de son côté Nicolas Bourdon, professeur au collège de Bois-de-Boulogne. « Et malheureusement, ce sont les plus faibles qui regardent le plus leur cellulaire. Dans certains groupes, la moitié des élèves le font. Mais les jeunes très forts, en sciences de la nature, ont une discipline de travail qui les rend capables de couper. »

Une interdiction gouvernementale ?

Le gouvernement doit-il proscrire l’usage ludique de tout écran personnel dans les classes des cégeps, comme il le fera dans les écoles publiques ?

Tous les professeurs que nous avons interrogés le souhaitent. « Une directive gouvernementale uniforme, claire et inviolable nous simplifierait la vie. Quand chaque prof décide, ça te met dans une position délicate », déplore le professeur Jean-François Vallée, qui précise parler à titre personnel, et non comme porte-parole de son établissement.

Ni la Fédération des cégeps ni les regroupements syndicaux du secteur n’ont encore senti le besoin de réclamer une directive. « Je ne crois pas que ce soit nécessaire à ce stade-ci », affirme Judith Laurier, directrice des communications à la Fédération des cégeps.

Je n’ai pas connaissance de milieu universitaire ou collégial où ça a été une demande des enseignants. On est avec des adultes, et les enseignants ont la capacité d’organiser leur classe. Commençons par le faire au primaire et au secondaire.

Judith Laurier, directrice des communications à la Fédération des cégeps

La Fédération de l’enseignement collégial (FEC-CSQ), qui regroupe les syndicats de 16 établissements, consultera leurs leaders à ce sujet le 8 septembre. « Les profs ont déjà des outils et l’autonomie professionnelle voulue pour intervenir pendant les cours, mais on n’est pas fermés à [réclamer une directive] s’il y a une demande claire », indique Youri Blanchet, président de la FEC-CSQ.

La Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec – qui représente 85 % des professeurs de cégep – les a informellement sondés cette semaine, par l’entremise des réseaux sociaux. Les professeurs peuvent déjà interdire les cellulaires et se sentent appuyés par leurs directions, confirme Yves de Repentigny, vice-président de l’organisme.

Mais deux visions cohabitent, nuance-t-il. « Certains disent que ça donnerait un coup de pouce de l’interdire dans une directive. D’autres, que les étudiants de cégep ne sont plus des enfants, ce qui rend ça plus délicat. »

Le professeur Nicolas Bourdon se range résolument dans le premier camp. « Il y a une réticence à imposer des interdits aux élèves, pour respecter leur liberté individuelle, parce qu’on les voit comme des clients. On oublie qu’une classe, c’est une dynamique de groupe. »

Avec la collaboration de Marie-Eve Morasse, La Presse