Il y a 25 ans, un homme enragé contre les féministes a fait irruption dans sa classe armé d'un semi-automatique. « On n'est pas des féministes », lui a crié Nathalie Provost, étudiante en génie mécanique, avant que Marc Lépine ne se mette à tirer. Un quart de siècle plus tard, Nathalie Provost a manifestement changé d'avis sur le féminisme. Nous lui avons demandé, ainsi qu'à trois autres femmes nées dans quatre décennies différentes, de se prêter à une grande discussion sur la tragédie de Polytechnique et sur l'évolution du féminisme au Québec.

Q Racontez-nous votre journée du 6 décembre 1989...

R Nathalie Provost: «Le midi, on décide, une dame et moi, de partir ensemble. C'est une ingénieure qui a une quinzaine d'années de plus que moi. Et je ne sais pas pourquoi, mais ce midi du 6 décembre, on a parlé elle et moi de féminisme. Et on se disait finalement comment on est très bien à Polytechnique, qu'on arrive à faire ce qu'on veut faire, qu'on se sent accueillies... Y en a des nonos, y en a du monde qui ne veut pas travailler avec des filles, mais globalement, on se sent capable d'être là, pleinement à notre place, et c'est ce qu'on se dit. Et trois heures plus tard, je suis en classe, il y a Marc Lépine qui rentre, qui fait sortir les gars et qui pointe une arme sur les filles qui restent, on est dans un coin et là il dit: «Vous êtes là parce que vous êtes des féministes... Et là je lui dis: «Ben voyons donc, on n'est pas des féministes, on n'a pris la place de personne.»»

Francine Pelletier: «Je me souviens simplement d'avoir été agglutinée devant le téléviseur, d'avoir regardé les images, les civières, les ambulances, les journalistes affolés, les professeurs affolés. Moi, j'ai vécu deux drames, et je pense que la plupart des femmes ont vécu deux drames, c'est-à-dire le drame comme tel et ensuite, l'après-drame qui a été: si jamais on a vécu une guerre des sexes au Québec, ça s'est passé à ce moment-là. L'espèce d'incompréhension, de tour de Babel dans laquelle on s'est trouvé, où les chefs de pupitre qui disaient: «Vous allez pas nous achaler avec ça, hein?» Et les chums qui ne savaient pas sur quel pied danser. Et je pense que pour moi, ç'a changé ma vie, c'est sûr.»

Fanny Britt: «Moi le 6 décembre 1989 j'avais 12 ans et ce jour-là, j'étais dans le West Island, on faisait un concert de Noël. Toute la gang de filles, de la 6e année à secondaire 5. Pendant la pause du concert, les filles de secondaire 5 se sont rassemblées et les filles se sont mises à pleurer. Y a eu comme une commotion. Puis on s'est fait annoncer qu'il se passait quelque chose à Polytechnique, qu'il y avait une fusillade à Polytechnique et que parmi les victimes, il y avait une de nos anciennes, Geneviève Bergeron, qui était une chanteuse, une choriste de la chorale, une ancienne de mon école. Les filles qui apprenaient la nouvelle, c'était ses amies, c'était comme ses petites soeurs. Ma mère est venue me chercher. C'était très rare que ma mère prenne l'auto. Le visage de ma mère quand je suis rentrée dans l'auto... C'est clair que pour ma mère, ç'a été un drame féministe tout de suite. C'est clair que pour elle, la composante de violence faite aux femmes était indiscutable parce que c'est ce que j'ai vu dans ses yeux, c'est ce jour-là que j'ai compris ce qu'était la violence faite aux femmes. »

Q Aurélie Lanctôt, vous avez 22 ans, donc vous n'étiez pas née à ce moment-là. Quand en avez-vous entendu parler pour la première fois?

R Aurélie Lanctôt: «Je me souviens, très jeune, d'avoir eu conscience de ces anniversaires-là, probablement que j'avais vu des reportages avec mes parents à la télé occasionnellement et que j'avais demandé: «C'est quoi? Pourquoi?» C'était présenté évidemment comme un crime très violent qui était peut-être en lien avec l'omniprésence de la violence dans notre société. Les gens qui ne l'ont pas vécu se le sont fait majoritairement enseigner ou raconter dans une dimension qui n'était pas du tout en lien avec la violence expressément faite aux femmes.»

Q En 1989, et dans les années qui ont suivi, on n'a pas voulu faire le lien entre Polytechnique et la violence faite aux femmes. Pourquoi?

R Francine Pelletier: «Moi, ce qui m'a complètement choquée, c'est la lettre. On a notre premier meurtre de masse au Canada, on a quelqu'un qui a tiré expressément sur des femmes, c'est encore pire, et il a laissé une explication et on ne la rend pas publique, on ne fait pas d'enquête publique non plus. On nous donne des grandes lignes, et c'est tout. Je ne pense pas que cela pourrait se passer aujourd'hui.»

Nathalie Provost: «C'était révoltant.»

Francine Pelletier: «Sur le coup, tout le monde était tellement dépassé par les événements, et c'est pour cela qu'on a voulu essayer de neutraliser l'événement avec la thèse de la folie. Je me souviens de Claude Ryan, le lendemain, qui s'est levé à l'Assemblée nationale et il a dit: «Comme c'est désolant que des étudiants...» Il l'a dit au masculin, c'était sans doute un lapsus. Et je me souviens de l'éditorial du journal Le Soleil, qui disait: "Ça n'a rien à voir avec des femmes», alors que le Globe and Mail, lui, disait le contraire.»

Q En rétrospective, qu'est-ce que Polytechnique a changé pour le Québec?

R Nathalie Provost: «Je suis sans doute une mauvaise observatrice, mais quand [la fusillade au collège] Dawson est arrivée, intuitivement, je me doutais qu'un tel événement allait survenir. Et je n'étais pas complétement surprise de ce qui s'est passé à Saint-Jean et à Ottawa. Parce qu'on n'a pas beaucoup réfléchi, comme société, à la façon d'accueillir le désarroi des hommes qui posent des gestes comme ça. Il y a une souffrance immense, à mon avis. Peut-être que c'est mon chemin pour trouver un peu de paix, mais pour moi, il devait y avoir une grande souffrance en Marc Lépine pour faire ce qu'il a fait.»

Aurélie Lanctôt: «Je pense que ça aurait été une belle occasion de regarder un phénomène beaucoup plus vaste comme la misogynie, qui est omniprésente dans notre société. Dans des cas comme celui de Polytechnique, c'est pathologique, mais à des niveaux moindres, c'est partout, et on le voit encore. La violence envers les femmes est endémique au Québec et au Canada. Il y a des problèmes de harcèlement, de violence verbale et psychologique, et pas seulement physique. Or, on refuse d'en parler, on refuse de dire qu'on est face à un problème systémique. On a besoin d'avoir une réflexion plus globale sur ce phénomène-là. Je crois qu'on est encore dans le déni à bien des égards.»

Francine Pelletier: «J'ose espérer que Polytechnique a changé la génération de mères qui a suivi, toutes celles qui sont devenues mères après 1989.»

Nathalie Provost: «Hé, c'est moi, ça! [Rires]»

Francine Pelletier: «C'est moi aussi... Toutes celles qui ont été mères après 1989, j'ai l'impression qu'on ne peut pas être mère, particulièrement mère de fils, sans porter ça dans notre coeur.»

Q C'est-à-dire?

R Francine Pelletier: «Porter à la fois un espoir pour des garçons qui ne seraient pas dans la peur du pouvoir de l'autre, qui ne seraient pas dans la perte de leur pouvoir. J'ai l'impression qu'après le 6 décembre 1989, les garçons n'ont plus été élevés dans la même insouciance par rapport à la violence faite aux femmes. »

Q Qu'est-ce qu'il a laissé, Marc Lépine?

R Nathalie Provost: «Il est parti avec nos illusions. [Rires] Comme société, à tous plein d'égards, il est parti avec un paquet d'illusions. Les Américains ont eu leur septembre 2001. Marc Lépine en est une solide pour la société québécoise.»

Francine Pelletier: «Pour moi, Marc Lépine, ç'a été notre premier terroriste. Jamais on ne l'a vu comme ça, on n'a donc pas pris la peur des femmes au sérieux comme on prend en ce moment le fait que les femmes sont violentées et agressées sous un joug assez effrayant. L'affaire [Jian] Ghomeshi a jeté cet éclairage, c'était certainement aussi gros, Poly. Mais ca n'a pas jeté cet éclairage-là. Moi aussi, ç'a brisé mes illusions. J'ai compris qu'il y avait un prix à payer d'être féministe, que le féminisme n'aurait pas une vie éternelle non plus.»

Fanny Britt: «Je pense qu'il nous a laissé l'anxiété, il nous a laissé démunies. Beaucoup de garçons aussi; mon frère, dans les semaines qui ont suivi Polytechnique - il avait 14 ans à l'époque - faisait des cauchemars toutes les nuits. Une nuit, il s'est réveillé complètement terrorisé en disant à ma mère: «J'ai peur d'être comme ça, j'ai peur que ça m'arrive, j'ai peur que cette violence-là, je la porte. Est-ce que tous les hommes la portent? Est-ce que je suis cet homme-là? Comment on fait pour ne pas être cet homme-là?» Il était complètement obsédé par cette idée-là. Marc Lépine a légué ça aussi à toute une génération de garçons qui vivaient avec la terreur d'être ces monstres-là.»

Q Est-ce que l'après- Polytechnique a paralysé le mouvement féministe, selon vous?

R Francine Pelletier: «Le féminisme ne se portait déjà pas bien, mais je pense que ça n'a vraiment pas aidé. Plutôt que de dire: «Après Poly, on a besoin d'encore plus de féminisme», on a plutôt assisté à la réaction contraire. On a dit: «OK, c'est désolant, cette affaire-là, mais on peut passer à autre chose.»»

Nathalie Provost: «Aujourd'hui, si je peux dire que je suis féministe, c'est parce que je sais que ce n'est pas vrai que c'est facile pour tout le monde, que ce n'est pas vrai que les permissions sont là pour tout le monde. Si je regarde ce qui se passe dans d'autres pays, je vois que j'ai plein de choix, plein de possibilités. Pourtant, je me suis fait mettre au ban, je le suis encore dans certains milieux intellectuels féministes aujourd'hui. «Nathalie Provost, il ne faut pas lui parler.» Parce que je ne suis pas une d'elles. Dans le milieu féministe, on s'est aussi beaucoup déchiré en lien avec cet événement-là, ça n'a pas aidé. Or, moi, je suis convaincue que tous les jours - quand j'élève mes deux garçons, dans mes rapports avec les hommes dans ma vie, au travail ou quand je dis à mes filles: «Vous êtes capables, vous pouvez choisir votre vie» - je suis sûre que je me comporte selon l'idéal féministe.»

Q Est-ce important pour vous de se souvenir de cet événement-là?

R Aurélie Lanctôt: «Oui, surtout que les épisodes de violence envers les femmes ne sont pas plus rares. Tant que ça va arriver, je trouve que c'est très important de marquer cet événement et de se rendre compte qu'on n'a pas géré ça de la meilleure manière qu'on aurait pu le faire. Je suis vraiment reconnaissante des témoignages qui sont racontés par les femmes qui l'ont vécu. Je suis reconnaissante qu'on en parle avec autant de justesse et d'émotion, car ça force des remises en question, des réflexions, à faire des bilans. Je crois que c'est crucial.»

Q Vous souvenez-vous du moment et de la manière dont vous en avez parlé à vos enfants?

R Nathalie Provost: «Mes enfants l'ont toujours su. Je ne peux pas dire le jour, la date ou l'heure. Comme ça fait partie de ma vie et que c'est public, mes enfants le savent presque par osmose. Mais il y a deux niveaux de discours. Il y a: «Maman a été blessée, elle n'aime pas les armes à feu, elle a été tirée dans son école.» Puis, quand mes enfants ont grandi, il y a eu une rencontre très intime entre eux et moi au sujet des événements de Polytechnique. Ça s'est produit au cours de conversations. Mon aîné, par exemple, regardait un documentaire qui parlait de Poly sur Canal D. Il m'a demandé pourquoi je n'étais pas dans le reportage. Je lui ai répondu que j'avais déjà tout dit ce que j'avais à dire. Il m'a répondu: «Mais tu ne me l'as pas dit à moi.» Et ç'a démarré tout un dialogue.»

Qui sont-elles?

Francine Pelletier, 59 ans

Journaliste et documentariste bien connue, la cofondatrice du magazine La Vie en rose figurait sur la liste de Marc Lépine comme l'une des féministes québécoises à abattre. Elle a réalisé un documentaire sur la fusillade pour le 10e anniversaire de la tragédie de Polytechnique.

Nathalie Provost, 48 ans

Alors qu'elle était étudiante en génie mécanique à Polytechnique, Marc Lépine a fait irruption dans sa classe et y a abattu neuf étudiantes. Mme Provost a été grièvement blessée. Elle a fait carrière en génie, puis au sein de la fonction publique. Elle a quatre enfants.

Fanny Britt, 37 ans

Auteure et dramaturge, elle a écrit un ouvrage sur les paradoxes du féminisme et de la maternité l'an dernier. Elle a deux enfants. Elle avait 12 ans au moment de la tragédie de Polytechnique.

Aurélie Lanctôt, 23 ans

Étudiante en droit à McGill, chroniqueuse, blogueuse et féministe de la relève, elle n'était pas née quand Marc Lépine a tiré à Polytechnique.