Les hôpitaux fonctionnent au ralenti. Fort bien, c’était un choix qui avait deux objectifs.

Un, consacrer le plus de ressources et d’énergies possible à une éventuelle vague de patients malades de la COVID-19.

Deux, éviter les contaminations dans les hôpitaux pour éviter de décimer les équipes qui y travaillent, auprès des patients malades de la COVID-19 et des autres.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Des associations de médecins spécialistes s’inquiètent du manque de soins qui pourrait survenir pour les « autres » patients, notamment cardiaques ou cancéreux, dont certains ont déjà commencé à développer des complications graves, voire mortelles.

Bref, éviter le scénario catastrophe à l’italienne. Aplatir la courbe, c’est ça : éviter le bouchon dans les hôpitaux.

Les hôpitaux fonctionnent au ralenti. Les hôpitaux n’ont pas été submergés. Tant mieux. Mais pendant que nous sauvions les hôpitaux, le système a peu pensé aux CHSLD.

Résultat : la guerre contre la COVID-19, c’est là qu’elle se déroule, c’est là que l’ennemi tue en masse. Dans les CHSLD.

Nos chefs ont donc déployé les ressources vers les CHSLD. Endiguer l’épidémie dans les CHSLD est devenu une priorité nationale. Une priorité… politique.

J’en veux pour preuve la conscription des médecins spécialistes par le premier ministre lui-même, pour y effectuer des tâches de préposés et d’infirmières.

Je me mets à la place de nos chefs. Chaque jour, une histoire de CHSLD mal protégé, de soldats mal équipés. Chaque jour, des statistiques qui donnent la migraine : des dizaines de morts de plus, dont une grande partie sont des personnes âgées…

Ces morts-là sont comptabilisés. On nous sort le tableau statistique chaque jour, à 13 h. Ces morts-là existent, pour ainsi dire.

Mais il y a des morts qui n’existent pas, des morts à venir : ceux qui ne sont pas traités parce que les hôpitaux…

Je vais citer le Dr Alain Vadeboncoeur, qui y allait d’une mise en garde sur Twitter, dimanche : « Le premier angle mort était celui des patients de CHSLD. Le second pourrait bien être ces patients non-COVID qui actuellement ne peuvent être traités ou opérés, sauf urgence. »

J’ai interviewé lundi le Dr Martin Champagne, président de l’Association des médecins hématologues et oncologues du Québec : « Si on reste dans l’analogie de la guerre, de la guerre à la COVID-19, il y a des populations qui vont payer le prix de cette guerre. Il y a déjà des victimes collatérales. »

Le Dr Champagne et ses collègues traitent des patients atteints du cancer. Présentement, il y a des tests de dépistage qui ne sont pas effectués, il y a des interventions chirurgicales de cancer qui ne sont pas faites, il y a des traitements qui sont repoussés.

« On donne entre 50 % et 70 % des traitements de chimiothérapie donnés habituellement, dit le Dr Champagne, qui pratique à l’Hôpital de Verdun. Et il n’y a présentement pas de biopsies. Pas d’imagerie médicale, pour voir l’évolution d’une tumeur. Il n’y a pas de dépistage de cancers du sein ni du côlon. »

Le prix à payer pour ces dépistages non effectués, on va le payer dans trois, quatre, cinq ans…

Le Dr Martin Champagne, président de l’Association des médecins hématologues et oncologues du Québec

J’écoutais le Dr Champagne. Je me disais qu’on est encore dans « choisir ses morts ». C’est une comptabilité terrible, je le répète. Il n’y a pas de réponse claire et simple à la crise actuelle.

J’ai posé la question sans fard au Dr Martin Champagne : 

« Est-ce que présentement, il y a des gens qui devraient avoir des traitements, qui ne les ont pas et qui vont en mourir ? »

La réponse du président de l’Association des médecins hématologues et oncologues du Québec a fusé tout de suite et elle s’est résumée à un mot : 

« Oui. »

Puis, il y a eu une petite pause. Et le Dr Champagne a continué : 

« Pas aujourd’hui. Pas cette semaine. Pas la semaine prochaine. Mais certains patients qui auraient pu être dans une logique curative seront dans une logique palliative. »

Cette déclaration contredit ce que le premier ministre Legault a affirmé, lundi, au point de presse de 13 h. Je le cite : « C’est facile de faire peur aux gens, là, mais ce qu’on dit, c’est que tout ce qui est urgent, que ça soit les cardiologues ou que ça soit les gens qui s’occupent du cancer, qui s’occupent des maladies graves, ces personnes-là vont continuer de donner les traitements qui sont urgents. »

OK. Mais qu’est-ce qui est « urgent » ? Et qu’est-ce qui est « grave » aujourd’hui et deviendra « urgent » dans un ou deux mois si ce n’est pas traité, dépisté, diagnostiqué maintenant ?

On ne peut pas nier cette réalité : les morts de la COVID, on les compte. Ils existent. Ils ont un poids politique.

Ceux qui vont mourir parce qu’ils ne sont pas pris en charge aujourd’hui, ils n’existent pas, ils ne sont pas comptabilisables. Ils n’ont aucun poids politique.

L’Association des cardiologues est inquiète du ralentissement actuel, notamment parce que les gens hésitent à consulter, par peur de contracter la COVID-19 en allant à l’hôpital. Les cardiologues réclament la reprise graduelle des activités de cardiologie.

« La situation dans les CHSLD est terrible, constate le Dr Arsène Basmadjian, président de l’Association des cardiologues du Québec. Les gens méritent des soins, des soins humains. Mais on ne peut pas continuer à négliger des soins pendant encore deux semaines… »

En entrevue, le Dr Basmadjian a utilisé la métaphore des incendies de forêt. Quand une partie de la forêt brûle, il faut bien sûr combattre le feu.

Mais il faut aussi éviter que d’autres foyers d’incendie ne deviennent des brasiers.

« Sentez-vous que ce message est compris à Québec ?

– Pour l’instant, répond le Dr Basmadjian, l’attention à Québec est concentrée sur éteindre les feux dans les CHSLD. Je ne suis pas convaincu que Québec entend le message qu’il faut empêcher le feu de se propager ailleurs. »