Je ne sais pas si vous êtes comme moi, chaque fois que je regarde les cérémonies commémorant le jour J, le débarquement de Normandie, ça me vire à l’envers. Il y en a des cérémonies, au cours d’une année, pour souligner des grands pans de l’Histoire, elles sont souvent longues et redondantes, mais celles-là, elles viennent me chercher à tout coup.

D’abord, il y a le lieu : le bord de mer. Ce lieu inchangé. Ce lieu inchangeable. On ne change pas l’horizon. On ne change pas l’infini. Il y a la plage, aussi. Ce tapis doré qui mène à la terre, qui mène au pays. Ce sable semblable au sable foulé par les soldats venus débarquer, 80 ans passés. Ce lieu immaculé qui fut maculé de leur sang. Ce sang que la mer a lavé sur la grève, mais qui fait maintenant partie de la marée, à jamais. Dans chaque vague qui rejoint la berge normande, il y a les âmes disparues, il y a leur offrande.

Et puis, et surtout, il y a les survivants, les revenants. Ceux qui ont marché dans l’eau, ceux qui ont couru sur la plage, ceux qui se sont rendus en haut. Ceux qui ont redonné le Monde au monde.

Les anciens combattants présents, jeudi dernier, avaient entre 99 et 107 ans. Les hommes du siècle. Devant eux, roi, présidents et dignitaires passent en second.

Le vétéran américain Ed Berthold a lu la lettre qu’il avait écrite à sa mère, le lendemain du jour J :

« Mercredi soir, 7 juin 1944
Chère maman,
Quelques lignes pour te dire que nous allons tous bien. Nous étions de la mission 10 du Jour J. Nous avons vécu des choses extraordinaires…
Je viens de recevoir ma ration pour la semaine, il y a des bonbons américains, maintenant, des Oh Henry, des Babe Ruth, des Mars et des peanuts Planters ! J’espère que vous allez bien.
Love,
Ed »

Il vient de participer à la plus grande victoire des Alliés et il pense aux bonbons qu’il va manger. Un ti-cul. Ça prenait des ti-culs pour libérer l’Humanité.

Sur CNN, la reporter Christiane Amanpour, tenant la main de Jack Larson, un vétéran de 101 ans, lui demande s’il se rappelle comment c’était, le 6 juin 1944. Il lui répond :

« J’avais de l’eau jusqu’au menton. Notre pilote nous a débarqués en eaux trop profondes, mais il n’avait que 17 ans.

— Vous étiez des enfants…

— Oui, on était des enfants.

— Saviez-vous pourquoi vous vous battiez ?

— Oui, on le savait. Chacun de nous le savait. On était tous prêts à donner notre vie, pour botter le cul d’Hitler hors de l’Europe.

— Et vous l’avez fait.

— On l’a fait. J’ai perdu des amis. On a tous perdu des amis. Mais on était des soldats. On était prêts à ça. »

On ne réalise pas assez. Ces vieux messieurs, c’était des flos, des gamins, à qui l’on doit notre vie d’aujourd’hui.

Sur France 3, on va à la rencontre d’un ancien combattant québécois, Léopold Thibeault, heureux de revoir la plage de Juno, une semaine avant son 105anniversaire. Le reporter français le remercie pour ce qu’il a fait, ici, en 1944. Léopold réplique : « C’est très gentil de votre part. »

Il n’y a pas d’héroïsme sans modestie.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

L’ancien combattant québécois Léopold Thibeault et Justin Trudeau, à Courseulles-sur-Mer, en Normandie

Sur TF1, un résidant de Sainte-Mère-Église, Henri Jean, qui avait 10 ans à l’époque, raconte : « Je me souviens de ces jours, minute par minute. Ça reste gravé dans ma tête. Le 6 juin, au matin, c’était assez calme. Nous avons traversé la place avec mon père. Et j’ai vu un soldat américain, son parachute était accroché dans le sommet de l’arbre, ses pieds étaient à un mètre du sol, au niveau de mon nez. Il me paraissait énorme, au bout de son harnais. J’ai touché sa botte. Le corps s’est légèrement balancé. Il était mort… »

Sur la BBC, on a repassé les réflexions de l’ancien combattant anglais Harry Billinge, lors d’une commémoration précédente :

« Ne me remerciez pas. Et ne me dites pas que je suis un héros. Je ne suis pas un héros. J’ai été chanceux. Je suis vivant. Les héros sont morts. C’était l’enfer. Un de mes amis est mort dans mes bras. Il était le père d’un enfant de 6 mois. J’ai trouvé où il est enterré, au petit cimetière de La Delivrande, et j’ai mis une croix sur sa pierre tombale. Tous les vétérans du jour J, nous nous aimons plus que tout. On a été au fond du trou ensemble. Ce sont des hommes merveilleux. Ma génération a sauvé le monde et je ne les oublierai jamais. »

Harry Billinge n’était pas là, jeudi. Il est décédé en 2022. Il s’est ajouté aux héros.

Combien d’anciens combattants seront présents aux prochaines grandes commémorations, dans cinq ans, dans dix ans ? Que ressentirons-nous quand il ne restera que des chefs d’État pour nous parler de leurs exploits ?

J’ai peur que ça nous laisse tièdes.

J’ai peur qu’on les oublie. Et qu’on oublie que ça se peut, faire ce qu’ils ont fait.

Car c’est la question que l’on doit tous se poser.

L’aurions-nous fait ?

Le ferions-nous ?

Existe-t-il encore une génération prête à se sacrifier pour sauver le monde ?