« On ne peut pas préparer une omelette sans casser des œufs. »

Je me rappelle très bien ma rencontre de l’été 2018 avec Michael Sabia, l’ex-grand patron de la Caisse de dépôt et placement du Québec, dans ses grands bureaux vitrés. De sa phrase prémonitoire, surtout.

Les travaux du Réseau express métropolitain (REM) commençaient alors tout juste à se mettre en branle. Il y avait un peu de grogne, mais c’était aussi l’époque de tous les possibles pour ce mégaprojet de train léger automatisé de 67 kilomètres.

La Caisse s’apprêtait à exporter son modèle d’affaires quasi miraculeux, celui de construire, financer et exploiter un réseau de transport. Il y avait un partenariat dans l’air en Nouvelle-Zélande. De l’intérêt de plusieurs villes américaines. Même une présentation faite à la Maison-Blanche, devant des membres de l’administration de Barack Obama1.

Plusieurs se demandent aujourd’hui si le miracle annoncé du REM n’était pas en fait un mirage.

Et si les œufs utilisés dans l’omelette n’étaient pas pourris, en fin de compte.

Pour ceux qui auraient dormi sous une roche dans la dernière semaine, CDPQ Infra, la filiale de la Caisse responsable du REM, traverse une tempête parfaite.

Il y a eu quatre pannes en autant de jours entre la gare Centrale de Montréal et Brossard, sur la Rive-Sud. Des centaines d’usagers ont été pris au dépourvu, à plusieurs reprises, sans aucun autobus de rechange pour les mener à bon port.

Certains utilisateurs sont tellement excédés par le manque de fiabilité du réseau qu’ils ont acheté une voiture pour faire leurs déplacements, a révélé Le Devoir.

Puis, lundi, autre tuile : on apprenait que CDPQ Infra abandonnerait son projet de prolongement du REM entre Brossard et Longueuil, après des critiques acerbes des mairesses Doreen Assaad et Catherine Fournier2.

On n’a pas de deuxième chance de faire une bonne première impression, comme le veut l’adage, et malheureusement pour le REM, celle qui se dégage jusqu’ici est très négative.

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J’ai suivi le REM avec un grand intérêt depuis sa genèse, en 2015.

Il faut donner le crédit à la Caisse d’avoir proposé un projet sans précédent au gouvernement libéral de Philippe Couillard. La solution clés en main du REM a été vue comme une bénédiction, ou à peu près, alors que le Québec nageait en pleine austérité et qu’aucun projet de transport collectif n’avait vu le jour depuis des décennies.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

La première pelletée de terre du REM, en avril 2018, avec entre autres l’ex-premier ministre du Québec Philippe Couillard et l’ancien président de la Caisse de dépôt Michael Sabia

La Caisse a fait une offre audacieuse, en échange de laquelle elle a reçu une série de pouvoirs extraordinaires. Entre autres : celui de rabattre une bonne partie des autobus de la Rive-Sud vers des stations du REM, pour assurer achalandage – et rentabilité – à son réseau.

Plusieurs des problèmes qu’on observe aujourd’hui semblent découler du modèle même d’impartition développé pour le REM.

Pour faire simple : Québec a sous-traité un mégaprojet de transport à CDPQ Infra, qui a elle-même sous-traité plusieurs éléments clés de sa réalisation et de son exploitation à un consortium formé par AtkinsRéalis et Alstom.

C’est ce groupe qui gère au quotidien le fonctionnement des trains, à partir d’un centre de contrôle. Et qui devrait s’assurer que des solutions de rechange dignes de ce nom soient en place lors de pannes, en vertu de son entente contractuelle avec la Caisse.

Le grand patron de CDPQ Infra, Jean-Marc Arbaud, attribue plusieurs des problèmes récents à ces fournisseurs, tout en reconnaissant que la situation est dans son ensemble inacceptable. Il a promis des correctifs au cours des « prochaines semaines », ce qu’on ne peut qu’espérer.

Il y a eu 46 interruptions de plus de 20 minutes depuis le lancement du REM l’été dernier, totalisant 43 heures de panne sur un total d’exploitation de 3592 heures. Cela équivaut à un « taux de fiabilité global » de 98,8 % depuis le lancement l’été dernier, qui semble honorable sur papier.

Mais la mauvaise communication avec les utilisateurs et les piètres solutions de rechange proposées lors des pannes ont miné la confiance envers le réseau. Confiance qui sera essentielle pour encourager les gens à délaisser leurs voitures au profit du transport collectif – exactement l’inverse de ce qui se produit en ce moment.

Le lien sera long à rebâtir, si et seulement si la qualité du service s’améliore.

Le gouvernement Legault se retrouve aujourd’hui dans une position périlleuse, quasi bipolaire.

Il dit une chose et son contraire.

Mardi, la ministre des Transports et de la Mobilité durable, Geneviève Guilbault, a réagi à l’abandon du projet de prolongement du REM sur la Rive-Sud en disant que CDPQ Infra « ne peut pas tout faire en même temps »3.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Geneviève Guilbault, vice-première ministre et ministre des Transports et de la Mobilité durable, a été bombardée de questions sur le REM mardi à l’Assemblée nationale.

Elle a aussi dit ceci : « Ça n’a pas de bon sens d’être tributaire d’organisations extérieures sur lesquelles on n’a pas de contrôle direct pour livrer nos projets de transport collectif. »

Mais étrangement, il y a deux mois à peine, cette même ministre demandait à CDPQ Infra de concevoir un plan de mobilité entier pour la région de Québec. Un mandat gigantesque, qui inclura une solution de rechange au défunt projet de tramway et un nouveau « troisième lien » vers la Rive-Sud de la capitale.

La voie de sortie, espère Geneviève Guilbault, passera par la création d’une agence gouvernementale qui sera responsable de tous les grands projets de transport collectif. La ministre déposera sous peu un projet de loi qui pourrait mener à la création de cette entité d’ici l’automne prochain.

C’est loin d’être chose faite, et encore faudra-t-il pouvoir recruter de fameux « top guns » pour occuper des postes clés au sein de cette agence. Ce sera long.

D’ici là, une période de flottement est à prévoir dans la gouvernance des grands projets. Et un suspense teinté d’anxiété planera sur l’ouverture des prochaines antennes du REM, qui devrait avoir lieu en 2024… si les tests de qualité sont satisfaisants.

1. Lisez « Un modèle d’affaires à exporter » 2. Lisez « CDPQ Infra se retire du prolongement du REM sur le boulevard Taschereau » 3. Lisez « CDPQ Infra “ne peut pas tout faire en même temps”, dit Guilbault »