On trouve à Montréal de plus en plus d’itinérants qui sont de plus en plus malades mentalement, de plus en plus intoxiqués par des drogues de rue de plus en plus fortes.

Résultat : de la souffrance humaine à ciel ouvert.

Résultat (bis) : des interactions de plus en plus tendues entre les itinérants et leurs voisins, les résidants et les commerçants, par exemple.

Dans ce contexte, savez-vous ce qui m’étonne (et me réjouit) quand on parle des enjeux d’itinérance ?

Le ton généralement posé de la discussion.

Les élus sont empathiques. Valérie Plante plaide pour une aide étatique durable en logement. Denis Coderre, avant elle, s’était fâché contre des mesures anti-itinérants dans le mobilier urbain. Dans la classe politique, je n’entends pas de discours de stigmatisation.

Même son de cloche dans les médias : on fait attention pour ne pas stigmatiser. Voyez ce dossier dans Le Devoir, lundi1. Celui de Nathalie Collard dans La Presse, mardi2.

Quand on en parle, on donne la parole aux intervenants sociaux, on explique la complexité de l’itinérance, avec ses ingrédients de trauma, d’accès au logement, de toxicomanie, etc.

Même du côté des citoyens touchés par les côtés brutalement déplaisants de l’itinérance, il y a une retenue. Dans le ghetto McGill, où des itinérants inuits sont apparus du jour au lendemain, il faut chercher longtemps pour trouver des citoyens qui font des déclarations incendiaires…

Du jour au lendemain, ces résidants du sud du Plateau ont commencé à côtoyer les plus poqués des poqués. Idem pour les commerçants. Ça vient avec un lot d’incivilités qui finit par jouer sur les nerfs.

Quand je parle d’empathie envers les itinérants, me vient en tête ma rencontre avec Josée-Anne Choquette3. Le 13 février 2020, elle a été attaquée à coups de bâton par un itinérant en perte de contact avec le réel, près du métro Beaubien. C’est une affaire qui avait semé l’émoi à Montréal.

Son assaillant, un sans-abri en psychose, avait été arrêté peu après. Il avait aussi été déclaré non criminellement responsable, comme il se doit. Interné en psychiatrie, il avait cependant reçu son congé très rapidement.

Sept mois après l’attaque, Josée-Anne incarnait ce ton posé dans la discussion sur l’itinérance que je décrivais plus haut. Elle était choquée de le savoir relâché de l’hôpital si rapidement. Mais elle s’inquiétait de l’encadrement qu’il allait recevoir.

Je la cite : « Je sais que la prison n’est pas un endroit approprié pour quelqu’un comme lui, parce qu’il n’y recevra pas de soins. »

Je souligne ici que j’avais visionné la bande vidéo de l’attaque. Sorti de nulle part, le jeune homme s’était élancé pour frapper Josée-Anne Choquette à la tête avec un bâton, comme un frappeur de puissance qui vise le coup de circuit au baseball…

Josée-Anne ne l’a jamais vu venir et si elle n’est pas morte ou dans un état végétatif aujourd’hui, c’est uniquement parce que l’itinérant a glissé sur la neige fraîche une seconde avant l’impact du bâton sur le crâne de la jeune mère.

Et malgré ça, malgré le fait que Josée-Anne a frôlé la mort ce soir-là, elle n’a pas cédé à des instincts réactionnaires, elle n’était pas dans un discours revanchard du type « enfermez-moi tout ce monde-là ! ».

Son discours, et le ton de son discours, était à l’image du discours général sur l’itinérance en 2023. Elle faisait la part des choses.

Ce qui m’amène aux problèmes dans ce qu’on a décrit comme l’« allée du crack », au centre-ville de Montréal2, dans la petite rue Berger. L’organisme Cactus y a ouvert un centre d’injection supervisée, un service de réduction des méfaits3 qui réduit les morts par surdose.

Mais les locataires d’un immeuble adjacent sont à bout : ils vivent à longueur de journée avec des incivilités de toutes sortes de la part de personnes qui fréquentent ce site d’injection.

Je cite le texte de La Presse sur la conférence de presse des résidants : « Ils laissent derrière eux des seringues souillées, des excréments et d’autres détritus en plus d’être bruyants et de menacer les résidants qui osent leur demander de sortir de leur édifice… »

Parce que les itinérants toxicomanes s’introduisent aussi dans l’immeuble pour y squatter. Ils sont parfois agressifs. Un résidant s’est même fait attaquer à coups de barre de fer.

Malgré tout, le ton de leurs déclarations reste formidablement conciliant, vu les circonstances, si je me fie aux comptes rendus de la conférence de presse.

Je cite Guy Robert, président de l’OSBL qui gère l’immeuble : « On n’est pas contre les sites d’injection, c’est un service essentiel. Le service n’est pas bien rendu et la situation est devenue intolérable. »

J’ajoute que les problèmes durent depuis sept ans…

Et que les résidants ont fait part de leurs doléances dans un comité de bon voisinage. Ils suggèrent que le site de Cactus soit ouvert 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, plutôt que pendant seulement 12 heures.

Ils suggèrent que les locaux soient plus grands, pour éviter que les itinérants consomment dans la rue, à côté du site.

Bref, ces gens-là font la part des choses.

Mais pour le grand patron de Cactus, les résidants tannés de se faire insulter par des itinérants en marchant dans leurs excréments, en plus de se faire parfois attaquer, ils devraient se la fermer.

Je cite Jean-François Mary, le DG de Cactus : « Il y a du “pas dans ma cour” partout. Ça montre la stigmatisation dont est victime cette clientèle, personne ne veut avoir ces gens à proximité… »

Et au Devoir4 : « C’est un abandon de la tentative de vivre-ensemble. »

Jean-François Mary tombe dans une démagogie risible. Devant ses raccourcis grossiers, on se dit que M. Mary ferait un bon candidat du Parti conservateur du Québec…

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-François Mary, directeur général de Cactus Montréal

Car on peut être empathique envers les itinérants ET ne pas souhaiter se faire agresser (physiquement ou verbalement) par des itinérants quand on sort les déchets ou quand on enjambe quelqu’un qui dort dans les escaliers de son immeuble.

On peut être pour le principe d’un centre d’injection ET s’attendre à ce que les personnes qui s’y rendent fassent l’objet d’un minimum de tentative d’encadrement, justement pour que le « vivre-ensemble » ne soit pas à sens unique.

Et si on se fiche complètement de l’expérience vécue par les citoyens qui vivent avec les problèmes très crus de l’itinérance – je parle de vous, Jean-François Mary –, tout ce qu’on va créer, c’est un réservoir d’électeurs qui vont finir par exiger la méthode forte pour « nettoyer » le problème.

1. Lisez «  Des itinérantes ont peur d’être agressées dans des refuges mixtes » 2. Lisez « Les résidents de l’allée du crack à bout de patience » 3. Lisez « L’approche de réduction des méfaits » 4. Lisez «  Les voisins du site d’injection supervisée de Cactus à bout de patience »