Avez-vous déjà entendu parler d’un octogone en aluminium rouge, au bout d’un poteau, ce qu’on appelle communément un « arrêt-stop », qui avait provoqué la mort d’un piéton ?

Tout est possible, mais règle générale, ces panneaux font plutôt partie de l’arsenal classique de protection de ceux qui déambulent dans les rues. Avec les dos d’âne, les trottoirs, les saillies, les arbres, les îlots centraux et les intersections surélevées. Pourtant, on tergiverse et on attend parfois trop longtemps avant d’en ajouter, comme s’ils présentaient un quelconque danger ou d’énormes inconvénients.

L’exemple le plus récent provient du quartier Saint-Michel. On n’y trouve pas de panneau d’arrêt à l’intersection de la rue Bélair et de la 22Avenue. Même si une garderie s’y trouve. Même si des citoyens inquiets pour leur sécurité en réclament l’installation depuis des années.

Vous connaissez l’adage : ce qui devait arriver… arriva.

Le 22 juin, une étudiante de 22 ans y a été percutée par un camion lourd. Dilan Kaya s’en allait à pied chez Tim Hortons acheter des cafés glacés. Son père lui avait donné 20 $ qu’elle n’a jamais eu le temps d’utiliser. Son corps a été déchiré devant la garderie, sur les grosses lignes jaunes qui marquent le passage pour piétons sur l’asphalte.

C’était il y a 27 jours. Depuis, son père, Cuma Kaya, habite pratiquement sur les lieux. À côté d’une photo de sa fille qui a péri, de bougies et de fleurs, l’homme d’origine turque attend que les policiers viennent lui expliquer ce qui s’est passé.

Il est furieux de n’avoir aucune nouvelle de qui que ce soit, m’a-t-il répété à maintes reprises. « Je veux que quelqu’un de sérieux vienne me voir ! »

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En lisant le récit des évènements, le cœur en miettes pour cet homme handicapé et inconsolable, j’avais immédiatement pensé à la petite Mariia Legenkovska. L’Ukrainienne de 7 ans est morte happée par un véhicule en décembre dernier, en se rendant à son école du quartier Ville-Marie, dans des circonstances similaires.

Dans ce voisinage aussi, les citoyens trouvent que les voitures roulent trop vite. Craignant le pire, ils ont multiplié les démarches auprès de la Ville pour faire apaiser la circulation. Ils ont demandé, pendant des années, l’ajout de saillies de trottoir et des dos d’âne. Sans succès.

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Et dans les deux quartiers, les résidants ont montré du doigt les automobilistes qui cherchent – impatients et pressés – des raccourcis parce que leur itinéraire usuel ne fonctionne plus en raison de travaux routiers. Cela les amène à emprunter des rues résidentielles, sans forcément adapter leur conduite à cet environnement.

Devant ces deux histoires similaires de vies fauchées, il nous faut des réponses. On a besoin de comprendre comment des années de démarches citoyennes peuvent aboutir… à rien.

Je doute que des citoyens multiplient les courriels et les appels téléphoniques pour réclamer des mesures d’apaisement de la circulation automobile totalement inutiles et dénuées de gros bon sens. Quand un parent doit gérer les lunchs, les entraînements de soccer et les devoirs, et qu’il prend le temps de contacter sa ville tout en sachant que ses chances d’être entendu sont minces, c’est que le message doit être important.

Peut-être qu’en écoutant trop les citoyens, on installera un ou deux octogones rouges superflus. Deux ou trois dos d’âne moyennement nécessaires. Peut-être. Mais quelle est la pire chose que cela pourrait provoquer ?

On peut prendre trois ans pour réfléchir à l’aide médicale à mourir ou la grossesse pour autrui, ce sont des enjeux de société complexes et clivants. Mais ce délai est inadéquat lorsqu’il est question d’installer des objets pour réduire la vitesse dans une rue résidentielle dont le coût n’est pas faramineux. D’ailleurs, c’est possible de faire très vite. Nous en avons la preuve les lendemains de drames quand la signalisation apparaît subitement sur les lieux.

Hélas, la décision d’installer un simple panneau d’arrêt serait devenue fort complexe en raison de la Loi sur les ingénieurs entrée en vigueur en septembre 2021. « Il faut maintenant un plan de marquage scellé par un ingénieur, plan qui découle lui-même d’une analyse de circulation coûteuse effectuée par un ingénieur en circulation », a expliqué sur Facebook le conseiller municipal Sylvain Ouellet en réagissant au texte de La Presse sur la mort de Dilan Kaya survenue dans son district de François-Perrault.

L’administration municipale a d’ailleurs mandaté SNC-Lavalin pour évaluer la possibilité d’ajouter des arrêts, dont certains dans la rue Bélair.

Mariia et Dilan frappent l’imagination parce qu’elles avaient toute la vie devant elles. Mais des dizaines de piétons meurent chaque année sur les routes du Québec et le dernier bilan n’est pas encourageant. À la mi-juin, la SAAQ nous apprenait que 79 piétons ont perdu la vie en 2022, ce qui représente une augmentation de 23 % par rapport à la moyenne des cinq années précédentes (64 morts).

Le parc automobile change, mais l’aménagement des rues ne s’adapte pas au même rythme.

Si la tendance se maintient, il ne se vendra plus de voitures au Québec en 2028, calcule la Chaire en énergie de HEC Montréal. En 2021, les VUS, fourgonnettes et camionnettes représentaient déjà 71 % des ventes de véhicules. Ces véhicules plus lourds, plus hauts et dont la surface d’angle mort est plus étendue laissent beaucoup moins de chances de survie aux piétons lors de collisions.

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Les villes doivent donc prendre tous les moyens pour agir en conséquence et pour réagir rapidement aux demandes de citoyens.

L’arrêt-stop de trop fera moins de dommage que celui qui manque.