Le projet conservateur américain a remporté une autre victoire majeure.

Comme pour l’avortement, le débat sur la « discrimination positive » fait rage aux États-Unis depuis 50 ans. Et comme pour l’avortement, la nouvelle Cour suprême ultraconservatrice a réussi à mettre à terre, jeudi, les politiques favorisant l’accès des minorités aux grandes universités.

La question qui se pose maintenant : est-ce que tous les programmes d’accès à l’égalité, ou favorisant la promotion de groupes historiquement discriminés, sont menacés ?

La réponse est évidemment « oui » aux États-Unis. Au Canada, c’est une autre histoire, puisque la Charte des droits protège nommément les « programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race ».

Les conséquences politiques et sociales de la décision américaine risquent d’être majeures, tant ces programmes sont institutionnalisés. Dans les États où ces politiques sont interdites, la fréquentation des étudiants noirs ou latinos a diminué de moitié.

Pour admettre un candidat à Harvard, l’Université examine ses notes, ses activités parascolaires, ses performances sportives, son besoin d’aide économique, ses caractéristiques personnelles et « le dossier dans son ensemble ».

Et parmi les critères du « dossier dans son ensemble », il y a la race.

Les universités ont en effet considéré depuis longtemps que le manque de diversité sur les campus était un problème grave, auquel il fallait remédier pour plusieurs raisons sociales, mais aussi pédagogiques.

En plus de corriger des injustices historiques envers les Afro-Américains et les Autochtones (notamment), on a jugé que tous bénéficient d’un enseignement dans un milieu plus diversifié, où les étudiants proviennent de toutes sortes de milieux.

Mais considérer la race d’un candidat est en soi un acte discriminatoire, un accroc à l’égalité garantie depuis la fin de la guerre de Sécession.

Jusqu’ici, toutefois, la Cour suprême américaine avait plusieurs fois validé cette « discrimination positive », car c’est une façon de promouvoir l’égalité à long terme en tenant compte de la réalité historique.

C’est maintenant fini.

La décision de la majorité, signée par le juge en chef John Roberts, est particulièrement virulente envers ces programmes.

« Plusieurs universités, depuis bien trop longtemps, ont conclu erronément que la pierre d’assise de l’identité d’une personne n’est pas les défis qu’elle a surmontés, les habiletés qu’elle a développées ou les leçons qu’elle a apprises, mais la couleur de sa peau. L’histoire constitutionnelle de notre pays ne tolère pas ce choix », écrit le juge Roberts.

Il note que dans une décision sur le même sujet en 2003, la juge Sandra Day O’Connor avait écrit que « dans 25 ans, cette considération ne sera plus nécessaire pour atteindre les objectifs de diversité ».

La Cour, à l’époque, disait que ces programmes étaient acceptables dans la mesure où ils étaient limités quant à leur ampleur et dans le temps. Qu’un jour, en somme, on aurait fini de corriger les injustices du passé.

Vingt ans plus tard, écrit le juge Roberts, rien à l’horizon ne suggère que les universités sont sur le point de changer leurs politiques. Citant des statistiques sur 15 ans, il observe que le pourcentage d’étudiants noirs (10 % à 12 %), latinos (8 % à 12 %) et asiatiques (17 % à 20 %) est remarquablement stable, ce qui suggère une forme de quota établi arbitrairement, ce qui serait interdit même selon les anciens critères.

Ce sont d’ailleurs entre autres des associations d’étudiants asiatiques qui ont contesté cette politique de « favoritisme » racial. Le contingent d’étudiants asiatiques est statistiquement celui ayant les meilleurs résultats scolaires, et beaucoup se disent victimes des effets collatéraux de cette politique.

La Cour conteste aussi la notion de diversité telle que définie par Harvard. Selon ces catégories générales (Latinos, c’est vaste !), écrit le juge Roberts, 15 % de Mexicains serait une meilleure diversité que 10 % d’étudiants provenant de 12 pays d’Amérique latine.

La réponse de Harvard consiste essentiellement à dire : faites-nous confiance, écrit le juge Roberts.

Personne à la Cour suprême n’est plus identifié à cette question que Clarence Thomas, le deuxième juge afro-américain nommé à la Cour. Il a exprimé maintes fois son opposition à toute forme de programme d’accès à l’égalité. Depuis sa nomination en 1991, on discute du fait qu’il a pourtant lui-même peut-être profité de cette politique en étant admis à Yale.

Issu d’une famille pauvre de Géorgie, Thomas a été un étudiant excellent, et on n’a pas la preuve qu’il en ait bénéficié. Mais il a dit maintes fois qu’il a souffert jusqu’à l’humiliation et au désespoir de la perception des autres à ce sujet. Comme si tout étudiant noir sur un campus de l’Ivy League était considéré comme présent par faveur raciale.

Malgré un diplôme de droit de Yale en 1974, il n’a jamais été embauché par les grandes firmes d’avocats où normalement ce diplôme ouvre la voie royale. Il en a accusé l’étiquette « accès à l’égalité » qui lui était accolée et a conçu une aversion profonde pour ce système. Après des années dans l’administration Reagan, il a été nommé juge d’appel, puis, deux ans plus tard, à la Cour suprême.

À la Cour, il était un des très rares à ne pas avoir été parmi les premiers de sa promotion, ou à n’avoir pas été « clerc » (recherchiste) d’un juge, ce qui est très prestigieux, ou à avoir eu une carrière juridique remarquable. Ce qui a fait dire à plusieurs qu’en fait, il incarne la « discrimination positive ».

Joe Biden, qui présidait alors le comité judiciaire du Sénat, avait dit que « s’il n’avait pas été noir, il n’aurait jamais été nommé juge ».

Le juge Thomas reproche maintenant amèrement aux juges de la minorité de présenter les Noirs américains comme des victimes éternelles. « Même dans le Sud ségrégué où j’ai grandi, les individus n’étaient pas la somme de leur couleur de peau », écrit-il.

Pour les juges minoritaires, cette décision est en rupture avec la conception de l’égalité développée par la Cour depuis un siècle. Rien n’est plus important que l’éducation pour atteindre l’égalité – pas l’égalité formelle et superficielle. L’utilisation limitée du critère de la race par des institutions de haut savoir n’est pas une injustice, mais au contraire la réparation d’une injustice.

La juge Sonia Sotomayor cite l’état de relative défavorisation des Afro-Américains, 150 ans après la fin de la guerre de Sécession. Il ne suffit pas d’affirmer « l’égalité » dans un texte de loi pour qu’elle se réalise. Elle note aussi que l’Université de Caroline du Nord a sur la conscience un lien historique profond avec l’esclavage, et que des dirigeants historiques de Harvard en ont aussi été des bénéficiaires.

Peut-être que le problème peut être contourné en favorisant des étudiants issus de milieux défavorisés, sans identifier la race comme critère. Cela s’est fait ailleurs.

Mais cette triste décision représente bien ce que veut entendre une partie des Américains : cette histoire de race, qu’on n’en parle plus, c’est de l’histoire ancienne, voire du « racisme anti-Blancs ». Tout indique pourtant que les progrès ne sont pas suffisants, et que la promotion de l’éducation est essentielle.