Si Daniel Jolivet vivait en Angleterre, son dossier aurait été révisé depuis longtemps. Et, j’en suis convaincu, il ne serait plus dans le pénitencier où il vit depuis 30 ans.

Les pays formant le Royaume-Uni ont chacun, depuis 25 ans, une commission sur les erreurs judiciaires beaucoup plus efficace que le système canadien, qui n’a libéré qu’une personne par année depuis 2003.

On pourrait prétendre que la justice canadienne est à ce point parfaite qu’il n’y a jamais d’erreurs judiciaires.

Ce n’est évidemment pas le cas. La justice anglaise fonctionne selon les mêmes principes généraux. Pourtant, depuis 1997, 750 dossiers de condamnation possiblement erronée ont été envoyés devant les tribunaux par cette commission. Un total de 538 ont donné lieu à un nouveau procès ou à une libération. Ces dossiers avaient pourtant suivi toutes les étapes rigoureuses d’enquête de police, de procès, d’appel. C’étaient des condamnations finales. Mais de nouveaux faits ont été présentés à la commission, qui a retenu ce nombre impressionnant de dossiers.

L’Angleterre prise isolément compte 56 millions d’habitants, contre 38 millions pour le Canada. L’écart de population d’une fois et demie ne justifie pas qu’en 20 ans, on n’ait trouvé que 20 erreurs au Canada, tandis qu’on en débusquait 538 en 26 ans chez les Anglais.

C’est aussi l’avis du ministre fédéral de la Justice, David Lametti.

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le ministre fédéral de la Justice, David Lametti

En 2021, il a commandé aux juges Harry LaForme et Juanita Westmoreland-Traoré un rapport sur l’actuel système de révision des condamnations criminelles.

Conclusion : le système actuel est trop compliqué, trop long, trop inefficace, trop arbitraire et inéquitable. En un mot : il ne fait pas le travail.

En ce moment, le pouvoir de corriger une erreur judiciaire appartient au ministre de la Justice – un reliquat de l’antique prérogative de clémence royale. Depuis 20 ans, un « Groupe de la révision des condamnations criminelles » (GRCC) a été formé au Ministère. Des juristes analysent les dossiers de gens condamnés en dernière instance. Les condamnés doivent apporter de nouvelles preuves non disponibles au procès. Le GRCC se demande alors s’il existe « des motifs raisonnables de conclure qu’une erreur judiciaire s’est probablement produite ».

Il transmet alors le dossier à un avocat-enquêteur qui rencontrera des témoins et fera un rapport final au ministre. Le ministre peut alors de lui-même ordonner un nouveau procès ou envoyer l’affaire devant une cour d’appel.

« La quasi-totalité des 20 affaires renvoyées par le ministre depuis 2003 s’est soldée par un acquittement, écrit la commission LaForme–Westmoreland-Traoré. Dans quatre de ces affaires (Steven Truscott, William Mullins-Johnson, Erin Walsh et D. S.), la Cour d’appel provinciale a prononcé un acquittement et dans une autre (Frank Ostrowski), elle a suspendu les procédures. Dans six affaires (Daniel Wood, André Tremblay, Roméo Phillion, L. G. P., Eric Biddle et Yves Plamondon), la Cour d’appel provinciale a ordonné un nouveau procès après avoir entendu l’appel, mais le procureur a décidé de ne pas poursuivre. »

On peut maintenant ajouter à cette liste le cas du juge Jacques Delisle, condamné en dernière instance pour le meurtre de sa femme, mais dont le dossier a été réexaminé avec succès par le GRCC. Il attend depuis bientôt six mois que la Cour d’appel du Québec dise s’il doit avoir un nouveau procès ou non.

Depuis la création du GRCC, 186 personnes ont envoyé un dossier. Dans le lot, 132 l’ont fait sans avocat ; tous ces dossiers ont été rejetés.

Il faut beaucoup de temps et d’expertise pour monter un tel dossier. Le plus souvent, les personnes condamnées injustement sont des gens marginalisés, sans moyens. Il existe des « projets innocence » dans de nombreux endroits au Canada, où des avocats, plus ou moins bénévolement, montent de tels dossiers. C’est un travail colossal, qui demande parfois l’intervention d’experts extérieurs – et entraîne donc des frais. Bref, tous ne peuvent pas monter un dossier solide. Le dossier du juge Delisle est l’exception entre toutes.

Dans le cas de Daniel Jolivet, il a fallu l’implication bénévole exceptionnelle de ses avocates, Dominique Larochelle (maintenant juge) et Lida Sara Nouraie. Malgré tout, le GRCC n’a pas jugé que le dossier passait le test de la première étape (la nomination d’un avocat-enquêteur).

Le GRCC a fait nombre d’erreurs factuelles dans son analyse et écarté chaque nouveau fait apporté à sa connaissance comme non significatif.

Pourtant, le GRCC a le mandat de réviser les cas « où il y a d’importantes raisons de douter de la validité d’une condamnation même s’il est impossible d’établir l’innocence factuelle ».

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Daniel Jolivet

C’est la définition même du dossier Jolivet. Deux témoins majeurs, dont le supposé complice de Jolivet, n’ont pas été amenés à la barre. Des preuves ont été cachées (dont le fait que Jolivet était dans une bijouterie au moment où il était censé faire des aveux au délateur Claude Riendeau dans un restaurant). L’utilisation erronée des relevés téléphoniques pour géolocaliser Jolivet au procès. La « cruche » provenant de la scène du crime, reliée par des témoins au délateur – indiquant sa participation. Les déclarations de témoins et écoutes électroniques jamais divulguées. La destruction hâtive du dossier de la poursuite, avant même l’audition en Cour suprême.

Le GRCC lui-même s’est fait blâmer par la Cour fédérale dans le dossier Jolivet pour son manque de transparence.

Cet hiver, le ministre Lametti s’est appuyé sur le rapport LaForme–Westmoreland-Traoré pour présenter un projet de loi créant une « commission indépendante » d’examen sur les erreurs judiciaires. Lametti a commencé sa carrière comme « clerc » du juge Peter Cory, à la Cour suprême, qui a recommandé il y a déjà 20 ans la création d’une telle commission après l’affaire Thomas Sophonow – condamné à tort pour meurtre. Le sujet lui est cher.

Le projet de loi porte le nom d’une autre célèbre victime d’erreur judiciaire, David Milgaard, et de sa mère Joyce, qui s’est battue pendant 23 ans pour faire sortir son fils de prison.

Cette commission, si elle voit le jour, rendra des décisions exécutoires. Le ministre n’aura plus à être impliqué à la fin.

L’organisme, formé de cinq à neuf commissaires, ne se demandera plus s’il y a des motifs de croire qu’une erreur a « probablement » pu être commise.

Les commissaires se demanderont plutôt « si une erreur de justice a pu se produire et s’il est dans l’intérêt de la justice d’ordonner la tenue d’un nouveau procès ou de renvoyer l’affaire à la Cour d’appel ».

Comme celles d’Angleterre, d’Écosse ou de Nouvelle-Zélande, cette commission pourra contraindre des gens à témoigner sous serment.

Pour Daniel Jolivet, c’est une lueur d’espoir. Mais combien de temps faudra-t-il pour que cette commission soit mise sur pied ?

En attendant, il espère encore que le GRCC finisse par entrouvrir une porte, et envoie son dossier pour enquête à un avocat…

Lisez la série « L’affaire Jolivet »