Les bonnes nouvelles attirent moins l’attention que les mauvaises.

Depuis des années, les déboires du chantier maritime Davie font la manchette. Un cycle interminable de menaces de faillite, d’appels à l’aide au fédéral, de protestations du Québec qui juge que les autres provinces sont favorisées, de promesse de contrats puis de délais, de reports et de retours à la case départ. Si bien que lorsque la nouvelle est sortie mardi, il était tentant de hausser les épaules en disant : encore un autre chapitre de cette saga sans fin.

Mais non. Cette fois, ça semble la bonne. Et c’est majeur.

Après 12 ans d’attente, la Davie se qualifie enfin pour la stratégie nationale de construction navale. Elle se joint aux chantiers de Vancouver (Seaspan) et d’Halifax (Irving), qui se partageaient ces contrats totalisant près de 85 milliards. Le plus gros contrat public de l’histoire du pays.

À titre de comparaison, c’est quatre fois plus que le budget pour l’achat des avions chasseurs.

Non seulement cette stratégie est plus coûteuse, mais elle est aussi plus complexe. Le Canada remplace ses vieux navires de combat et de recherche ainsi que ses brise-glaces. Les modèles n’existent pas avant leur commande. Il faut en faire toute la conception, par exemple pour y intégrer des capteurs ou des armes.

Quand on intègre les coûts d’opération et d’entretien, la facture du programme pourrait dépasser 300 milliards, estimait l’automne dernier le Directeur parlementaire du budget.

Avant l’annonce de mardi, cette manne échappait au Québec. L’équilibre vient d’être rétabli.

Les conservateurs ont lancé en 2011 la stratégie de construction navale.

Seuls deux chantiers se qualifiaient pour construire et entretenir les grands navires : ceux de Vancouver et d’Halifax. La Davie, qui s’était placée à l’abri de ses créanciers en 2010, était jugée trop fragile. C’était sa deuxième faillite en une décennie.

Le chantier a ensuite été racheté. Le fédéral lui a donné de petits contrats pour réparer des traversiers. Mais vu de Québec, c’était un prix de consolation. L’objectif demeurait de travailler sur les gros navires.

Par la suite, Seaspan à Vancouver a accumulé les retards, et la pression s’est accentuée sur le fédéral pour remplacer sa flotte. Comme le Royaume-Uni à une autre époque, les États-Unis ne pouvaient pas tout faire à notre place.

La vérificatrice générale a sonné l’alarme : le Canada sera bientôt incapable de surveiller ses eaux arctiques alors que le trafic y augmentera à cause des dérèglements climatiques.

Le renfort de la Davie devenait nécessaire, et elle avait modernisé ses équipements. À nouveau avec l’aide du public, il faut le dire. Par exemple, en 2018, Québec prenait une participation de 188 millions dans une filiale lourdement endettée de la société.

C’était un pari pour lui permettre de recevoir les contrats publics fédéraux tant convoités.

En 2019, le gouvernement Trudeau annonçait son intention d’ajouter Davie aux chantiers qui participeraient à sa stratégie de construction navale. En 2021, il indiquait qu’elle pourrait construire un brise-glace polaire et six autres brise-glaces. Puis, en 2022, les négociations commençaient.

C’était une succession d’annonces, toujours faites au conditionnel. Cette fois, la Davie peut presque crier victoire. Elle devient un fournisseur officiel. Il ne reste plus qu’à négocier les contrats.

L’approche de Québec et d’Ottawa ne fait pas l’unanimité.

Des experts de l’approvisionnement militaire se demandent s’il ne serait pas plus économique d’élargir les appels d’offres aux chantiers étrangers1, 2.

Le fédéral répond que le programme vise à créer des emplois et à maximiser les retombées économiques au pays. C’était le but en 2010. Or, le contexte a changé. Il manque désormais de main-d’œuvre. La preuve, le chantier d’Halifax doit maintenant faire venir des travailleurs philippins.

Davie aura-t-elle les moyens de réaliser les contrats attendus ? François Legault mise sur le recrutement de travailleurs attirés par un meilleur salaire – la Davie paye 30 % plus que la moyenne du secteur manufacturier. Et le chef caquiste salive à l’idée que les 900 fournisseurs de Davie voient leur chiffre d’affaires augmenter.

Cela explique pourquoi Québec sort encore le chéquier. En plus de la subvention de 325 millions, 144 millions seront investis en capital, dans l’espoir d’y faire un profit.

À noter que si ces contrats échappaient au chantier, Davie et le fédéral rembourseraient respectivement cette subvention et cet investissement.

Reste aussi à voir quels impôts d’entreprise seront payés ici. Pour faciliter les négociations avec le fédéral, les propriétaires de Davie avaient transféré leur société des îles Vierges britanniques vers l’île de Guernesey. Elle est moins opaque avec le fisc, mais elle offre tout de même des taux d’impôt d’entreprise faibles ou nuls3.

Malgré ces réserves, l’annonce de la Davie demeure incontestablement une excellente nouvelle pour le Québec. Des milliards de dollars seront redirigés dans la Capitale-Nationale. Pour Justin Trudeau et François Legault, c’est une victoire. Et ils ont raison de vouloir célébrer pendant plus de 24 heures.

1. Lisez une analyse critique dans Options politiques (en anglais) 2. Lisez une analyse plus positive de l’Institut Macdonald-Laurier (en anglais) 3. Lisez le reportage de Maxime Bergeron « D’un paradis fiscal à l’autre pour les propriétaires »