Pour comprendre le délicat et complexe enjeu du chemin Roxham, tous les mots ne se valent pas.

La proposition de « fermer » ce chemin obscurcit plus le débat qu’elle ne l’éclaire. Et même si le gouvernement Legault n’a pas tort de dire que notre « capacité d’accueil » semble dépassée, l’expression doit être interprétée prudemment.

Commençons par la capacité d’accueil.

Dans les dernières années, l’expression est utilisée pour l’immigration « économique ». On se demande combien de candidats le Québec devrait accueillir pour atteindre certains objectifs comme les besoins en main-d’œuvre et la protection du français.

Pour le chemin Roxham, c’est différent. L’immigration est humanitaire, et non économique. Elle relève du fédéral, et non de Québec. Les individus sont évalués en fonction du droit international, et non sélectionnés à partir de critères nationaux. Quand ils demandent l’asile, le Canada doit en gros vérifier s’ils ont des motifs de craindre pour leur vie dans leur pays d’origine.

Par contre, l’expression « capacité d’accueil » peut aussi être utilisée pour l’aide aux demandeurs d’asile. À leur arrivée, ils sont hébergés dans des hôtels, puis reçoivent des services de santé et d’éducation en plus d’une assistance financière de dernier recours. Le milieu communautaire fait de petits miracles pour les aider, mais il est à bout de souffle. Au début de février, le gouvernement caquiste leur a octroyé une aide d’urgence de 3,5 millions de dollars. L’argent sera vite dépensé, il en faudra plus.

À cause de la popularité du chemin Roxham, le Québec reçoit plus de demandeurs d’asile que sa part démographique.

Le fédéral rembourse une partie des frais encourus par le Québec, mais l’argent, ça prend du temps et ça ne règle pas certains problèmes comme le manque de profs et de logements. En envoyant une lettre à Justin Trudeau dimanche dernier, François Legault a voulu augmenter la pression.

Une récente solution laisse toutefois songeur. Depuis une semaine, la vaste majorité des demandeurs sont envoyés par autobus en Ontario. Cette répartition géographique devrait permettre en principe de mieux les servir. Mais elle vient avec deux risques : séparer des familles et envoyer hors du Québec des gens qui parlent français.

La capacité d’accueil n’est pas un chiffre objectif et immuable. Elle dépend des ressources qu’on investit.

Bien sûr, des limites existent. Par exemple, on ne peut pas inventer des enseignants. Mais d’autres choses pourraient être faites d’urgence, comme accélérer le traitement des demandes. Les demandeurs d’asile attendent souvent plus d’une année avant de recevoir un permis de travail. Leur choix : vivre de l’aide sociale ou travailler au noir, dans des conditions dangereuses et à la merci d’un employeur.

Malgré son discours bienveillant, le fédéral les prive de cette dignité élémentaire. Ce n’est pas de l’hypocrisie. Plutôt de l’indolence bureaucratique.

L’automne dernier, le ministre de l’Immigration du Canada, Sean Fraser, a créé une voie rapide. Il est encore tôt pour en tirer des conclusions définitives. Mais selon les premiers témoignages entendus, pour la majorité des gens, c’est encore long, désespérément long.

Faut-il « fermer » le chemin Roxham, comme le demande M. Legault ? Ce serait plus facile à faire si on comprenait ce qu’il propose exactement.

Le premier ministre du Québec affirme que c’est à Justin Trudeau de trouver la solution. Reste que les choix sont limités.

Patrouiller toute la frontière serait impossible. Même si la frontière entre les États-Unis et le Mexique est deux fois plus courte, Donald Trump n’a pas réussi à y empêcher les passages irréguliers de migrants.

Le chemin Roxham doit sa popularité à une entente signée avec Washington. Depuis 2004, elle prévoit que si un migrant arrive par voie terrestre depuis les États-Unis, il ne peut pas déposer une demande d’asile au Canada. Elle s’applique toutefois seulement aux postes frontaliers. Le chemin Roxham n’y est pas assujetti, d’où sa popularité.

Les États-Unis accordent plus facilement un visa de touriste tout en étant plus restrictifs dans leur évaluation des demandes d’asile (la violence conjugale et l’homophobie ne sont pas des motifs suffisants) et en offrant des programmes sociaux moins généreux. Ne ferions-nous pas tous la même chose ?

Pour une personne qui fuit la misère, l’itinéraire logique ressemble donc à ceci : un visa de touriste pour les États-Unis et une traversée par le chemin Roxham, en espérant recevoir le statut de réfugié – cela arrive dans près de la moitié des cas.

Avec les crises humanitaires récentes, le nombre de réfugiés a plus que doublé depuis 2005. Alors forcément, le Canada en reçoit plus.

Les membres de l’Union européenne ont aussi conclu une entente pour éviter qu’un migrant fasse une demande d’asile dans plusieurs pays. Mais l’entente entre le Canada et les États-Unis se distingue par une exception : elle ne s’applique pas aux traversées irrégulières comme celle du chemin Roxham. Cela crée deux systèmes parallèles. Par exemple, une personne qui passe par le chemin Roxham peut contester deux fois le refus de sa demande, alors qu’un seul appel est prévu pour les autres.

Devrait-on renégocier cette entente ? Ce serait naïf. Elle plaît aux Américains, et le Canada n’a rien à offrir.

Serait-ce alors préférable de la suspendre unilatéralement ? Juridiquement, c’est possible.

M. Trudeau avait un prétexte rêvé pour le faire quand la Cour fédérale a invalidé cette entente en 2020. Il a plutôt choisi de porter la cause en appel. Il a gagné la deuxième manche, et la Cour suprême aura bientôt le dernier mot.

Difficile de comprendre pourquoi le fédéral maintient l’entente. Il semble craindre que les passages irréguliers se multiplient ailleurs le long de la frontière. C’est possible mais difficile à prouver. Après tout, rien ne limite actuellement les traversées au chemin Roxham. Peut-être est-ce plutôt la peur de vexer Washington.

Chose certaine, les crises humanitaires de la planète ne sont pas en voie de se régler. Ottawa a la responsabilité d’aller au-delà de beaux discours pour offrir un minimum de dignité aux demandeurs d’asile, en commençant par leur permettre de travailler. Et si le Québec a raison de réclamer de l’aide, les solutions ne sont pas aussi simples qu’on le laisse entendre.