Depuis 12 ans, je prends des vacances en Turquie, où j’ai de la famille. Depuis 12 ans, il y a Gaziantep en haut de ma liste des endroits à voir. Mais depuis 12 ans, je remets toujours ma visite dans cette ville historique assise sur la route de la soie, réputée pour ses pistaches au vert éclatant et sa gastronomie.

La raison est bien simple : bien avant le terrible séisme survenu tôt lundi et dont elle est l’un des épicentres, cette ville du sud-est de la Turquie était déjà dans l’œil du cyclone. Au cœur de la tempête.

Se trouvant à tout juste 100 kilomètres de la ville syrienne d’Alep, « Antep », comme on la surnomme, est vite devenue une des principales arrière-bases turques du conflit en Syrie.

Les réfugiés y affluent. Les organisations humanitaires et les journalistes aussi.

En une décennie, la population de la ville a presque doublé, passant de 1,3 million à près de 2,2 millions. De ce nombre, près du quart sont des réfugiés syriens.

Seule Istanbul, la mégapole de 18 millions d’habitants, abrite plus de déplacés du pays voisin.

Plus souvent qu’à son tour, Gaziantep a subi les pires échos de la guerre. En 2015, le documentariste syrien Naji Al-Jerf, qui exposait au monde les atrocités commises par Daech, a été tué en pleine rue. L’assassinat a glacé le sang des reporters et des défenseurs des droits syriens qui continuent d’y faire leur travail.

L’année suivante, en août, un attentat terroriste attribué au même groupe djihadiste a fait plus de 50 morts dans un mariage kurde. C’est toute la population qui s’est sentie ciblée.

Ces soubresauts et 12 ans de guerre ont fini par élimer l’hospitalité de Gaziantep. À l’approche des élections législatives et présidentielle qui doivent avoir lieu en juin en Turquie, les propos anti-syriens ont de plus en plus la cote.

Gaziantep, la capitale mondiale du baklava, ne dégouline plus de sirop au sucre.

Et voilà qu’un séisme fait trembler son cœur, tue des centaines de ses enfants et jette à terre plus des dizaines de ses édifices. Même son château-forteresse, qui a tenu bon malgré 1800 ans de turpitude humaine, a perdu son armure.

« Il ne manque plus qu’un volcan se déchaîne. Que quelque chose sorte de terre », m’a dit lundi Lina Chawaf, directrice générale de Rozana, une radio syrienne diffusée à partir de Paris et de Gaziantep.

La Syrienne originaire de Damas a la blague facile malgré l’horreur dans laquelle elle se trouve. « On a vécu des bombardements, on a côtoyé la mort, le déplacement forcé. Il ne manquait plus qu’une autre catastrophe », me raconte-t-elle par l’entremise de WhatsApp.

Quand la terre a tremblé, elle était dans un hôtel de Gaziantep. Elle a pris le minimum et s’est enfuie dans la rue. « C’était si fort, j’ai pensé que j’allais y mourir », témoigne-t-elle à partir d’une voiture dans laquelle elle s’est réfugiée. C’est un miracle de l’avoir au bout du fil. Le réseau cellulaire fonctionne peu ou pas dans la région affectée. « On a tenté de retourner dans le lobby de l’hôtel, mais il y a secousse après secousse », se désole-t-elle.

Elle se souvient de Gaziantep quand elle y a d’abord mis les pieds en 2013. À l’époque, c’était une ville de taille modeste, gaie, un peu conservatrice. Elle était connue pour sa cuisine, son histoire, ses artisans. Pas pour ses camps de réfugiés et son rôle dans la logistique humanitaire et militaire. Pas comme déversoir à traumatismes et ressentiments divers.

Depuis 12 ans, je remets sans cesse ma visite à Gaziantep aux calendes turques. La journaliste en moi n’a jamais manqué d’intérêt pour la ville qui a été métamorphosée par la guerre du pays voisin, mais la vacancière en moi s’imaginait mal s’y rendre pour prendre une pause des nouvelles internationales.

Maintenant que je vois les édifices éventrés, les visages couverts de larmes, les montagnes de décombres qui couvrent les rues, je me surprends à penser à mes prochaines vacances en Turquie et à mettre Gaziantep sur l’itinéraire.

J’aurai manqué à l’appel pendant que la ville faisait face à mille et un vents contraires. Je veux faire partie du souffle chaud qui lui permettra de se reconstruire.