Le temps des « procès par embuscade » est révolu. Il n’est pas permis à l’État de cacher une carte dans sa manche et de l’abattre sans avertissement pour surprendre un accusé.

La poursuite au Canada doit divulguer toute sa preuve à la défense, y compris bien sûr les éléments qui pourraient aider à disculper l’accusé. Un jugement rendu en 1991 (Stinchcombe) a posé les jalons de ce principe. La raison première est évidemment d’éviter des erreurs judiciaires, dont beaucoup sont survenues parce qu’un témoin clé ou une preuve importante avaient été cachés à l’accusé.

En montrant franchement son jeu, la poursuite réussit généralement à convaincre la défense que la preuve est trop forte pour s’essayer à un procès. La grande majorité des causes, ne l’oublions pas, se règlent par une négociation de plaidoyer et aveu de culpabilité.

Une obligation pour la police de transmettre toute sa preuve dans une « simple » affaire de meurtre, disons, n’est pas infiniment compliquée. Des notes, des déclarations de témoin, des photos, des empreintes, de l’ADN, des vidéos…

Le problème, que j’ai exposé lundi, est celui des mégadossiers. Quand la preuve a été récoltée patiemment pendant deux ans. Que des centaines d’heures d’écoute électronique ont été effectuées. Des centaines de boîtes de documents saisies. Des fichiers informatiques, des courriels ramassés sur disque plus ou moins dur…

Lisez la chronique « Ces corrompus qu’on libère »

Il s’agit généralement de dossiers du crime organisé ou de criminels fortunés, qui ont les moyens de se défendre. Et là, avec un peu de talent, on peut submerger la cour de requêtes à n’en plus finir, gosser chaque poil de chaque grenouille dans l’étang gigantesque de la cause.

« Après le procès par embuscade, on est passé à l’ère du procès par avalanche », résume l’avocat Dominic Jaar, avocat spécialiste en gestion de la preuve électronique chez KPMG.

« On est pris dans le triangle de fer divulgation-délais-fruits des perquisitions », résume un procureur d’expérience.

Chaque sommet de ce triangle a une incidence sur les deux autres. Il faut gérer la masse d’informations saisies ; il faut communiquer tout ce qui n’est pas « manifestement non pertinent » ; et il faut respecter les délais d’acier de la décision Jordan – qui a eu l’effet non négligeable de diminuer tous les délais, mais au prix de nombreux avortements judiciaires.

Gérer la masse d’information, ça veut dire bien entendu passer à travers. Trier. Ça veut dire aussi parfois exclure de la preuve les conversations impliquant un avocat, protégées par le secret professionnel.

Plusieurs des affaires avortées récemment étaient le fruit d’enquêtes d’il y a plusieurs années. Les services de police et de poursuite se sont ajustés. D’abord, on saisit le moins de matériel possible. Ensuite, les accusations sont déposées le plus tard possible, pour que le chronomètre des délais ne soit pas déclenché trop vite.

Il n’en reste pas moins que les obligations juridiques construites au fil des ans pour de bonnes raisons, pour une justice meilleure, ont fini par s’additionner jusqu’à devenir ingérables dans certains dossiers.

Dans certains cas, on peut blâmer la police ou la poursuite, car l’excuse de la complexité est parfois facile à sortir pour couvrir une erreur ou une incompétence.

Mais une divulgation incomplète n’est pas forcément l’indice d’une malhonnêteté des policiers.

Dominic Jaar est aux premières loges de ce genre d’enjeux depuis 20 ans. Même s’il n’exerce pas en droit criminel, les systèmes utilisés par les services policiers, les procureurs et les tribunaux lui sont très familiers.

Il a connu l’époque où, dans une cause civile privée, l’autre partie exigeait la transcription sur papier de la preuve électronique. « Je leur ai envoyé un camion de 18 roues. »

On n’en est plus là, mais on a parfois l’impression que la justice criminelle est outillée avec 15 ans de retard.

Il pense comme beaucoup que les règles de divulgation de la preuve datent d’une autre époque, ne sont pas adaptées et « doivent être réformées ».

Les Américains ont des règles moins contraignantes.

Mais il pense surtout que les corps de police sont terriblement mal équipés pour gérer la preuve électronique.

C’est archaïque, je dirais même : c’est triste. C’est l’équivalent d’un stylo et d’une feuille de papier à l’ère de l’informatique.

Dominic Jaar, avocat spécialiste en gestion de la preuve électronique chez KPMG

Il existe des outils informatiques de plus en plus performants, qui coûtent de moins en moins cher, pour amasser plus efficacement la preuve – par exemple, faire une preuve miroir et laisser le matériel informatique chez le suspect, au lieu de tout saisir et de divulguer à la pièce. Il existe également des « robots » pour analyser électroniquement le contenu de la preuve. De la recherche « sur les stéroïdes », dit-il.

« Des êtres humains ne peuvent pas gérer des millions de pages de documents » ; et s’ils le peuvent, c’est un gaspillage insensé en 2021.

L’Electronic Discovery Institute, organisme américain, avait examiné la performance d’un robot d’analyse de texte – qui suppose une compréhension du contenu, du contexte. Ce qu’une équipe d’analystes avaient réussi à faire en trois mois, le robot l’avait accompli en deux semaines, avec plus de précision. Même chose pour la preuve audio ; l’analyse électronique des conversations est maintenant très raffinée – le robot peut saisir le ton de la voix, etc.

Certains corps de police ont des outils très performants, mais ils sont trop rares ; la « masse critique » n’est pas là, selon lui.

« Les règles devraient être revues en matière criminelle, mais les façons de travailler aussi », dit cet expert.

J’ai écrit abondamment pour critiquer les dérapages, les lenteurs et les gaffes de l’Unité permanente anticorruption. On n’est pas au bout de nos mauvaises surprises, j’en ai bien peur.

Mais les corps de police travaillent dans un contexte d’une lourdeur juridique et technique qu’on ne peut pas laisser gonfler jusqu’à l’absurde.

Les arrêts de processus judiciaires des derniers mois et des dernières années, toutes ces affaires qui ont fini en queue de poisson minent la crédibilité de la lutte contre le banditisme et la corruption. C’est loin d’être uniquement « la faute à la police » ou aux procureurs.

Les ministères de la Justice et de la Sécurité publique, au fédéral comme à Québec, ont un chantier urgent de modernisation à entreprendre. Les lois, comme les équipements, doivent être mises à jour pour faire face à la criminalité d’envergure.

On ne peut pas laisser des enquêtes majeures se perdre comme ça. Ce qu’on appelle à la cour la « confiance du public » en a pris pour son rhume ; il faudrait peut-être réagir avant de la maganer davantage.