Accurso, Bruno, SharQc, Comparelli, l’ex-maire Robitaille, Frank Zampino… Des allégations de crimes graves. Des années d’enquêtes compliquées. Et ça finit par une libération complète. Une humiliation judiciaire de l’État devant diverses formes de banditisme.

Quand je vois ces baleines judiciaires s’échouer les unes après les autres dans les palais de justice, je repense à Antonio Lamer.

« Le système de justice criminelle risque de s’écrouler sous son propre poids », avait dit le juge en chef de la Cour suprême.

Il est mort il y a 14 ans. C’est dire s’il n’avait rien vu. Ce qu’il percevait comme une complexité déviante de notre justice criminelle il y a 20 ans n’en était qu’à ses débuts.

L’ironie, c’est que la cour qu’il a présidée a posé les jalons de cette inflation judiciaire qui paraît certains jours hors de contrôle. Des décisions sur les règles de preuve, sur l’obligation de la divulguer à la défense, sur la protection du secret professionnel : toutes bien justifiées et motivées pour éviter les erreurs judiciaires.

Mais, mises bout à bout, ces décisions ont créé une justice labyrinthique, obèse, qui n’en vient jamais aux faits, ou qui n’aboutit pas.

Je ne parle pas de la justice à la petite semaine. Je ne parle pas de l’activité ordinaire, qui occupe 95 % peut-être de la vie des chambres criminelles.

Je parle des affaires les plus compliquées, les plus difficiles à mener. Parce que le crime s’étale sur des années. Parce qu’il a des ramifications internationales. Parce qu’il nécessite une infiltration. De l’écoute électronique de dizaines de personnes sur des mois et des mois.

Bref, tout ce que, pendant les années 1990, on reprochait à la police de ne pas être capable de faire, pour démanteler des réseaux, s’attaquer à des systèmes.

Les corps de police du Québec se sont sophistiqués, et des enquêtes d’envergure ont été entreprises – plus qu’ailleurs au Canada, j’oserais dire. Plusieurs ont donné lieu à des condamnations. Mais les ratages judiciaires s’additionnent ces derniers temps, avec une constance inquiétante.

Pourquoi ?

Si vous lisez les décisions judiciaires d’arrêt des procédures, vous en conclurez que c’est « la faute à la police » ou « la faute à la poursuite ».

Nul doute que l’UPAC et les autres corps de police ont connu leur part de ratés, de coches mal taillées et de coins tournés rond.

OK.

Mais je trouve un peu commode de résumer le problème par la phrase « c’est la faute à l’UPAC » ou « c’est la faute au DPCP ».

Plus profondément : à partir de quel degré de « faute » faut-il empêcher un procès d’arriver ? Ce devrait être une mesure extrême, réservée aux pires cas d’abus. Des cas de malhonnêteté policière sérieuse. De parjure. D’injustice flagrante.

Il m’arrive d’être renversé par la sévérité du langage de certains juges envers la police dans ces dossiers de longue haleine. Comme si le magistrat essayait de se convaincre lui-même de la nécessité de jeter le procès à la poubelle.

Prenons l’affaire de l’ex-maire Jean-Marc Robitaille, de Terrebonne, accusé de corruption avec divers entrepreneurs, dont Tony Accurso. Pourquoi l’affaire a-t-elle capoté ? Parce que, selon la juge, la police et le DPCP n’ont pas été honnêtes avec la défense et la cour. Comment ? En ne divulguant pas que leur témoin-vedette, lui-même un entrepreneur corrompu, avait été l’objet d’une enquête pour corruption pour ses activités dans d’autres villes. Et en induisant la cour en erreur à ce sujet. L’affaire est en appel, et il serait trop long de la résumer, et de résumer les chicanes sur les termes « allégation » et « enquête ».

Mais sur le fond, songez que ce témoin de l’accusation s’avoue déjà corrompu. À quel point la défense, bien au courant des activités du témoin, est-elle prise au dépourvu ?

À un point insupportable d’injustice, d’après la cour.

Il y a deux semaines, Americo Comparelli, un fonctionnaire déclaré coupable de corruption – je répète : déjà déclaré coupable – a bénéficié d’un arrêt du processus judiciaire pour des défauts de communication de la preuve dans une affaire connexe.

Dans cette affaire, qui remonte à 12 ans, la GRC et Revenu Québec enquêtaient en parallèle, et quelque 800 boîtes de documents ont été saisies.

Or, en vertu des règles très larges de divulgation de la preuve, la poursuite doit transmettre à la défense « les fruits de l’enquête ». Quels fruits ? Tout ce qui n’est pas « manifestement non pertinent ».

Alors maintenant, assoyez-vous devant 800 boîtes, et triez… Ou envoyez tout ça à la défense.

Autre (faux) problème : on a les copies ou l’original ?

Dans ce dossier, la défense a fait des centaines de demandes de divulgation. La Couronne fédérale y a répondu avec succès, tant et si bien qu’une déclaration de culpabilité a été obtenue.

Mais comme, dans le dossier connexe, la divulgation a été jugée insuffisante et a donné lieu à un arrêt du processus judiciaire, la Couronne a admis qu’il faudrait tout reprendre à zéro. Et comme l’arrêt Jordan oblige à respecter le chronomètre, la poursuite a tout simplement déposé les armes, concédant qu’il n’y avait plus moyen de mener l’affaire à terme.

Je brosse à gros traits, il y aurait bien des nuances à faire. Mais dans les ratages qui finissent par des commentaires assassins envers la police, les procureurs, leur faute est parfois surtout de s’être simplement noyés dans la procédure que la défense a déversée sur eux.

Est-on condamné à l’impotence judiciaire ?

Dans ma chronique de demain, j’essaierai de dire que non.