Quand la pandémie a frappé, les gouvernements de la planète se sont lancés dans une course effrénée aux équipements de protection individuelle. Tout le monde avait besoin de masques. Il en fallait des milliards. Il fallait des milliards de blouses et de gants jetables. Et en quatrième vitesse.

On a entendu des histoires d’intermédiaires embauchés par les gouvernements qui s’arrachaient les précieuses cargaisons sur le tarmac des aéroports, en Asie. C’était chacun pour soi. Au plus fort la poche. Tous les coups étaient permis.

Il fallait tout faire pour protéger les travailleurs de la santé qui risquaient leur vie, jour après jour, dans nos hôpitaux et nos CHSLD. Il fallait tout faire pour sauver des vies.

Parfois même au prix de celle des autres.

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Dans la guerre menée contre le coronavirus, on a beaucoup pensé aux travailleurs de la ligne de front. Beaucoup moins à ceux qui se trouvent dans les tranchées. Les travailleurs de l’ombre qui fabriquent des équipements de protection à la chaîne, souvent dans des conditions inhumaines.

En Malaisie, des dizaines de milliers de travailleurs migrants qui fabriquent des gants jetables sont exploités, mal payés, menacés et maltraités, au point d’être considérés par de nombreuses organisations comme des esclaves des temps modernes.

C’est le cas, notamment, chez Supermax Corp., un des quatre géants malaisiens de l’industrie du gant de latex. En octobre, les autorités douanières américaines ont ordonné la saisie des produits fabriqués par cette entreprise, qu’elles soupçonnent d’avoir recours au travail forcé.

Depuis le début de la pandémie, Supermax Healthcare Canada Group, une filiale établie à Longueuil de l’entreprise Supermax Corp., a décroché plus d’un demi-milliard de dollars de contrats des gouvernements du Québec et du Canada, ont révélé jeudi mes collègues Joël-Denis Bellavance et Fanny Lévesque.

Lisez « Achats controversés d’équipements : plus d’un demi-milliard en contrats de Québec et d’Ottawa »

Le Canada a suspendu les livraisons de gants jetables fabriqués par Supermax peu après que fut tombée la sanction américaine. Il savait pourtant depuis des mois, et en détail, ce qui se passait dans ses installations malaisiennes.

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C’est Andy Hall qui a sonné l’alarme.

Depuis des mois, ce militant britannique des droits de la personne, installé en Asie, bombarde les autorités canadiennes de courriels. Il en a envoyé des centaines. Des photos, des vidéos et des témoignages exposant l’ampleur de l’exploitation des travailleurs, pour la plupart népalais et bangladais.

  • Dortoir de travailleurs migrants chez Supermax Corp., fabricant de gants de latex en Malaisie

    PHOTO FOURNIE PAR ANDY HALL

    Dortoir de travailleurs migrants chez Supermax Corp., fabricant de gants de latex en Malaisie

  • Dortoir de travailleurs migrants chez Supermax Corp., fabricant de gants de latex en Malaisie

    PHOTO FOURNIE PAR ANDY HALL

    Dortoir de travailleurs migrants chez Supermax Corp., fabricant de gants de latex en Malaisie

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Andy Hall a fait la même chose auprès des autorités américaines, britanniques et australiennes. C’est grâce à son acharnement que les États-Unis ont interdit les produits de Supermax Corp. sur son territoire.

Au début de l’année, les autorités canadiennes ont limité leur enquête à la filiale de Longueuil. Là, on leur a dit que tout était beau. Il n’y avait aucun problème en Malaisie.

Le Canada a maintenu ses contrats.

« C’est un échec systémique épouvantable de la part du gouvernement canadien, qui s’est montré inefficace dans la lutte contre l’esclavage moderne dans ses chaînes d’approvisionnement pendant la pandémie, m’écrit Andy Hall. Il avait toutes les informations, mais il n’a pas agi. »

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Andy Hall a interviewé une centaine d’anciens travailleurs de Supermax Corp. rapatriés au Népal. Ils lui ont parlé de passeports confisqués, de salaires retenus, de pénalités, de menaces et de harcèlement. Certains ont dit avoir été battus par leurs patrons. Beaucoup avaient écopé d’amendes qui totalisaient des mois de salaire.

Tous étaient en « servitude pour dettes », une forme d’esclavage contemporain. Pour travailler chez Supermax, ils avaient dû verser jusqu’à 5000 $ en frais de recrutement. Le piège s’était alors refermé sur eux : ils avaient été forcés de travailler des années pour rembourser leur dette.

En pleine pandémie, ils dormaient entassés dans des dortoirs insalubres. Parfois, un employé vaporisait un produit désinfectant sur eux, leurs lits et leurs maigres effets personnels.

Tout ça pour une poignée de dollars par jour.

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Dans une déclaration écrite à La Presse, Supermax Healthcare Canada Group soutient avoir été informée des allégations de travail forcé formulées par les autorités américaines le mois dernier seulement. Elle affirme tomber des nues…

C’est pour le moins difficile à croire.

Des témoignages de travailleurs migrants en servitude pour dettes en Malaisie ont été relatés dès novembre 2019 dans une enquête du magazine The Diplomat. Supermax Corp. faisait partie des entreprises montrées du doigt.

Lisez « Clean Gloves, Dirty Practices : Debt Bondage in Malaysia’s Rubber Glove Industry » (en anglais)

Déjà, à l’époque, des travailleurs dénonçaient les fausses promesses des agences de recrutement. On leur avait fait miroiter des emplois payants et pas trop éreintants en Malaisie.

Des travailleurs de Supermax avaient dû payer des frais exorbitants aux agences, qu’ils mettraient des années à rembourser. « Nous sommes pénalisés si nous nous plaignons des conditions de travail ou du dortoir, ou si nous tombons de sommeil au travail », avait raconté l’un d’eux.

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C’était avant la pandémie.

Depuis, la demande a explosé. Les usines malaisiennes tournent à plein régime. Au plus fort de la crise, les travailleurs migrants s’y entassaient pendant que le reste du pays était en confinement total.

Pas le choix : ils étaient des travailleurs essentiels.

Ils devaient répondre aux besoins, pressants, de ceux qui combattaient sur la ligne de front.

À Ottawa, les partis de l’opposition réclament une enquête parlementaire. La pandémie, disent-ils, ne justifie pas que le Canada accorde des millions de dollars en contrats à une entreprise qui bafoue les droits de l’homme.

Rien ne justifie cela. Il faut forcer ces entreprises à faire mieux. Beaucoup mieux. Elles doivent mettre un terme à leurs pratiques inhumaines.

On n’a pas à choisir entre les travailleurs de la ligne de front et ceux qui fabriquent leurs équipements, dans les tranchées. Tous sont essentiels. Tous méritent notre reconnaissance et notre soutien total, clair et déterminé. L’esclavage moderne, il faut que ça cesse.