C’est une question qui m’a trotté dans la tête une partie de l’été. Faut-il soigner ceux qui ont refusé le vaccin, s’ils ont besoin de soins intensifs et qu’on manque de lits ?

J’ai un ras-le-bol face aux « hésitants » qui persistent à ne pas se faire vacciner, qui combattent les mesures sanitaires, qui partagent de la désinformation qui radicalise nos semblables, ce qui retarde le groupe et la sortie de la pandémie…

J’ai posé la question autour de moi.

OK, m’a-t-on répliqué, mais on fait quoi avec les accidentés de la route qui ont commis des imprudences ? Avec les gros fumeurs qui font un infarctus ? Avec les diabétiques qui persistent à manger chaque jour du McDo, avec le McFlurry grand format en prime ?

Mon point de vue : une simple piqûre ne vous transforme pas en conducteur prudent, ne vous libère pas de la cigarette ou des mauvaises habitudes alimentaires. Le vaccin, oui, il vous libère du risque de développer les formes sévères de la COVID, celles qui vous envoient à l’hôpital, celles qui surchargent nos hôpitaux. Alors…

Ce ras-le-bol face aux négationnistes et autres Jean Moulin d’opérette me fait perdre mon humour devant la perspective d’une quatrième vague carburant aux non-vaccinés.

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Tu en penses quoi, Doc ?

« Moi, je suis une anti-Darwin, me répond l’intensiviste Amélie Boisclair. Je soigne tout le monde. »

Épuisée par son travail aux soins intensifs débordés, la Dre Boisclair a diffusé une vidéo devenue virale en début d’année, fâchée par l’inaction d’Ottawa face aux voyageurs du Sud1. Je l’ai appelée pour connaître son point de vue sur cette idée : choisir de ne pas recevoir le vaccin, est-ce que ça devrait être un critère qui pèse dans la balance au moment de décider si une personne devrait avoir une place aux soins intensifs ?

« Je vois toujours l’humain, me dit la Dre Boisclair. Peu importe la raison de l’admission. »

Tous les médecins à qui j’ai parlé formellement ou informellement, et ils sont tous considérablement exaspérés par le négationnisme sanitaire, m’ont répondu la même chose : on les soigne, point.

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No man is an island, entire of itself…

Aucun homme n’est une île, complète en soi-même.

Ainsi commence un célèbre poème2 plus que centenaire de John Donne (1624), très court et très fort, sur le fait que nous sommes tous interreliés, tous dépendants des uns et des autres.

Aucun homme n’est une île,

entière en elle-même

Tout homme est un morceau du continent

une partie de l’ensemble

Ce qui m’écœure, c’est l’égoïsme du mouvement anti-vax, anti-masque, anti-sanitaire, excroissance du libertarisme qui galvanise l’individu. Moi, moi, moi, moi, moi, moi…

Comme si chaque individu était une île, comme si chaque individu n’avait pas besoin du continent formé par les autres, par nous tous. Libârté, j’ai l’doua, MON système immunitaire À MOI est fort…

Ce n’est pas un hasard si les fleurons du négationnisme sanitaire sont de la droite de la droite, de ce variant de la droite qui fait une fixation sur l’individualisme, sur le mépris du collectif. Ils avaient cette fixation et ce mépris hier, avant le virus. La pandémie les a radicalisés. J’ai écrit sur ce variant contagieux de la droite en avril3.

De Trump (et tout son Parti républicain) à Bolsonaro en passant par Le Pen, Maxime Bernier, du PPC, et Éric Duhaime, du PCQ, sans oublier des médias comme CHOI FM, FOX, The Rebel, la droite de la droite nie la pandémie, ridiculise les efforts pour sauver des vies et postule que si on est « fort », on va survivre…

Pis fuck les « faibles », vive Darwin !

Hier, un lecteur m’a envoyé une chronique éclairante4 sur ce genre d’égoïsme, celui des trumpistes – la droite de la droite, c’est eux –, qui relève carrément de la sociopathie. Extraits du papier de Tim Wise : « L’indifférence à la souffrance des autres explique pourquoi les fans de Trump ne voulaient pas porter le masque. Ils se fichaient d’infecter les autres, s’ils étaient asymptomatiques. […] On avait beau leur dire que le masque protège autrui, ils s’en fichaient : si les autres sont à risque, qu’ils restent à la maison […]. Leur liberté d’en faire à leur tête était plus importante que la vie des autres. »

Tim Wise refuse donc de s’émouvoir face à ces négationnistes qui émettent désormais des regrets, à la porte des soins intensifs. Ces histoires de négationnistes repentis se multiplient à la faveur d’une quatrième vague américaine carburant aux non-vaccinés5.

Encore : « Dopés par un mirage d’individualisme robuste, de masculinité toxique, de foi pseudoscientifique dans des suppléments vitaminés, et la certitude que Dieu allait les sauver, ils étaient certains de ne pas être à risque. Seuls les autres l’étaient, à risque – les personnes moins bonnes qu’eux. […] Ils n’ont jamais voulu mourir, c’est juste qu’ils se fichaient que d’autres meurent. »

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« Je ne peux pas porter un jugement sur la valeur de la vie de mon patient en fonction de ses choix passés, me dit l’intensiviste Joseph Dahine. Je dois le défendre, agir dans son meilleur intérêt. »

Le Dr Dahine soigne les gens dans son unité de soins intensifs et il réfléchit à l’éthique de ces soins dans des comités d’éthique. Il est exaspéré par la négation de la pandémie et les anti-vax. Mais cela ne doit pas être un facteur qui dicte qui aura des soins, dit-il.

Le fait qu’une personne en déni soit malade, aussi, ça ouvre les yeux de certains proches. Je sauve donc une vie et je contribue à en sauver d’autres. L’espoir n’est pas encore perdu pour 100 % des gens qui ont refusé le vaccin…

Joseph Dahine, intensiviste

Récemment, la Dre Amélie Boisclair a reçu un patient non vacciné. Elle a lu son dossier. Pas un négationniste, un négligent. En lisant le dossier, elle était un peu fâchée.

« Mais quand j’ai vu ses yeux…

– Il y avait quoi, dans ses yeux, Doc ?

– Il y avait de la peur.

– Ça t’a fait quoi ?

– Je l’ai rassuré.

– Ta colère est partie ?

– Je l’avais déjà laissée à la porte. »

***

J’ai donc flirté cet été avec l’idée de faire une chronique où je dirais que non, tout bien réfléchi, on ne devrait pas soigner ces gens-là, ceux qui auraient pu éviter d’être hospitalisés, s’ils avaient écouté l’avis des experts et accepté la vaccination.

Je me suis ravisé. Ce n’est pas cette chronique que vous lisez.

Parce que ce serait cruel de faire ça. Il faut tourner le dos à l’égoïsme des trumpistes et de leurs imitateurs, ici et ailleurs. Parce que le continent doit être plus hospitalier que les plus rocailleuses des îles qui composent notre société.

Je cite encore le poème No Man is an Island de John Donne, les vers qui nous amènent à sa chute :

La mort de tout homme me diminue

Car j’appartiens au genre humain

1. Lisez l’article « Lettre d’une médecin à Trudeau au sujet du 1000 $ offert aux voyageurs » 2. Lisez le poème No Man is an Island (en anglais) 3. Lisez la chronique « Ce variant contagieux de la droite (1) » 4. Lisez la chronique « COVID Anti-Vaxxers Aren’t a MAGA Death Cult — It’s Worse Than That » (en anglais) 5. Lisez l’article « Some Covid Vaccine Hesitant Now Express Regret » (en anglais)