L’annonce d’un moratoire de trois ans sur les évictions, compris dans le nouveau projet de loi de la ministre de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, apportera « un grand soulagement pour énormément de gens », estiment des locataires déjà menacés d’éviction, qui ne savent toutefois toujours pas quel sort les attend.

« C’est une très bonne décision. Je suis vraiment contente pour les gens qui vont vivre la même situation que moi », lance Réjeanne Bellemare, qui a reçu un avis d’éviction pour motif d’agrandissement le 23 décembre dernier, juste avant Noël.

Âgée de 64 ans, cette résidante de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve vit dans son logement depuis maintenant 34 ans. Elle a déjà entamé des procédures auprès du Tribunal administratif du logement (TAL) en vue de son éviction prévue en juillet prochain. « On m’a dit avec les remises de dossiers que ça pourrait me donner plus de temps, mais sincèrement, en pleine crise du logement, c’est énormément de stress, de maux de tête, de nuits à ne pas dormir », confie-t-elle.

Selon elle, l’arrivée d’un moratoire « évitera que trop de gens soient encore évincés pour rien, en vivant dans une inquiétude constante ». Or, comme le moratoire ne s’applique en principe qu’aux demandes à compter du 22 mai, « on verra ce qui arrive dans mon cas à moi », dit Mme Bellemare. « Je vais continuer à me battre, c’est certain, mais ça fait surtout du bien de voir que ça évolue », poursuit-elle.

Avec les logements qui augmentent à des prix de fou, je me sens comme prise à la gorge. C’est vraiment difficile comme sentiment.

Réjeanne Bellemare

Elle est loin d’être la seule dans cette situation. Selon les données du plus récent dénombrement de l’itinérance, plus de deux personnes sans domicile fixe sur dix ont indiqué que l’expulsion de leur logement avait mené à leur itinérance, ce qui en a fait le principal point de bascule vers la rue en 2022.

À Saguenay, Marc, qui préfère taire son nom de famille par crainte de représailles, est aussi menacé d’éviction. « Avec les propriétaires qui n’ont même pas l’air au courant des règles, j’avais vraiment l’impression que le gouvernement nous laissait à leur merci jusqu’ici. Là, ça va être un grand soulagement pour énormément de gens », note-t-il.

« En fait, ça va freiner quelque chose qui s’en allait vraiment vers une itinérance de masse à mes yeux. Moi, je me sentais personnellement menacé et je me voyais dans la rue. Et je peux vous dire que c’est le cas de beaucoup de monde, donc de voir ça, c’est rassurant à court terme », ajoute Marc.

Le milieu communautaire réclame plus

Pour la porte-parole du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), Véronique Laflamme, il importe aussi de saluer l’avancée. Cela dit, le fait que « les reprises de logement ne sont pas incluses dans le moratoire » inquiète encore son organisme voué à la protection des droits des locataires.

Le texte législatif de la ministre de l’Habitation interdit en effet les évictions pour « subdiviser un logement, l’agrandir substantiellement ou en changer l’affectation » pour une période de trois ans. Un propriétaire qui voudrait reprendre un logement pour sa famille sera toutefois encore autorisé à le faire.

« Le nombre de demandes introduites au tribunal pour des reprises est actuellement plus grand que celui pour les évictions pour subdivision, agrandissement et changement d’affectation », affirme Mme Laflamme.

S’il y a un moratoire seulement pour les évictions, on risque de voir les reprises sous de faux motifs augmenter.

Véronique Laflamme, porte-parole du FRAPRU

Selon elle, « il faudrait que toute reprise ou éviction de logement soit soumise au contrôle du Tribunal administratif du logement, et que le locateur soit obligé de faire la preuve qu’il a réalisé le projet ». « Les évictions ou les reprises de logement frauduleuses seraient par la bande ainsi davantage découragées. On s’assurerait aussi de durablement empêcher certaines évictions […] pratiquées uniquement pour le profit, après la fin du moratoire », dit-elle.

Annie Lapalme, organisatrice communautaire d’Entraide logement Hochelaga-Maisonneuve, est du même avis. « On salue la mesure, même si on pense que ça arrive très tard. Ça va venir fermer une brèche par laquelle se produisent beaucoup d’évictions, mais ce n’est pas assez pour stopper l’hémorragie. »

« Les propriétaires sont assez imaginatifs et utilisent plusieurs stratégies parallèles pour arriver à leurs fins. Souvent, s’ils n’y parviennent pas avec la rénoviction, ils vont utiliser la reprise de logement. La vraie mesure qui protégerait contre toutes les évictions, ça serait un contrôle des loyers », conclut Mme Lapalme.