Cinq ans après la mort de la fillette de Granby, la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) est encore submergée de cas dont elle ne devrait pourtant pas s’occuper, estime le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant. Le ministre croit que c’est le réseau de la santé, et non la DPJ, qui devrait s’occuper des trois quarts des enfants dont le signalement est retenu.

Depuis la remise du rapport de la commission Laurent, instituée après la mort de la fillette de Granby, qui soulignait à grands traits la faiblesse de la première ligne jeunesse du réseau de la santé, le ministre dit s’être occupé en priorité de ce chantier. Pour la première fois, il dit noter des signes encourageants.

« Ça fait dix ans que les signalements augmentent, de 5 à 10 % par an. L’an dernier, on a limité à 1 %, et cette année, on va peut-être diminuer un peu », explique-t-il.

On a mis des mécanismes en place pour diminuer la rétention des signalements, pour que les enfants soient plus pris en charge par la première ligne.

Lionel Carmant, ministre responsable des Services sociaux

N’en demeure pas moins que les signalements à la protection de la jeunesse dépassent le chiffre des 100 000 chaque année. De ce nombre, 40 000 sont retenus, mais seulement 10 000 concernent des priorités 1 et 2, donc des situations où il faut intervenir dans les 48 heures. C’est strictement de ces cas que la DPJ devrait s’occuper, estime M. Carmant.

« Si nos intervenants se concentraient sur ces 10 000 signalements, on serait en business, dit-il. Ce sont les priorités de niveau 3 qui s’accumulent. Je pense que ces cas devraient être faits par la première ligne. » M. Carmant voudrait que la DPJ se consacre strictement à ce qu’il décrit comme un rôle de « soins intensifs ». Des initiatives ont déjà été mises en place dans certaines régions, d’autres suivront, dit-il.

Car sans ces changements, la fameuse liste d’attente à l’évaluation sur laquelle « il sera toujours jugé », convient-il, ne baissera jamais réellement. Le nombre de signalements ouverts et retenus qui sont sur une liste d’attente pour une évaluation est passé à 4000 en septembre 2023 et stagne depuis. L’objectif est d’être à 3000 cas en attente en septembre 2024 et à 0 en 2026.

Un jeune sur dix ne devrait pas être en centre de réadaptation

De même, les centres de réadaptation pour les jeunes s’occupent de cas qu’ils ne devraient pas prendre en charge, croit le ministre Carmant. Les enfants atteints de déficience intellectuelle ou d’un trouble du spectre de l’autisme (DI-TSA) ne devraient jamais s’y retrouver.

Un peu par limitation hospitalière, on accueille des enfants qui ne devraient pas nécessairement être en centre jeunesse. Principalement les DI-TSA avec troubles de comportement pour qui les intervenants ont besoin de formation qui dépasse la protection de la jeunesse.

Lionel Carmant, ministre responsable des Services sociaux

Sur les 3000 enfants hébergés en centre de réadaptation, on compte actuellement 250 jeunes DI-TSA, selon M. Carmant, qui estime que ce nombre est « possiblement sous-estimé ».

Le nombre de demandes d’hébergement est en hausse ces dernières années dans les centres jeunesse de la province, notamment à cause de cette clientèle. M. Carmant estime que depuis la pandémie, de plus en plus de parents « ne sont plus capables » de s’occuper de leurs enfants lourdement handicapés et demandent un hébergement. Le ministre travaille à leur offrir plus de répit.

Mais dans la prochaine année, il veut aussi « sortir les enfants DI-TSA des centres jeunesse pour les mettre dans des milieux plus adaptés », notamment des unités de réadaptation comportementale intensive (URCI). Le Québec en compte quatre actuellement.

Prochain chantier : pénurie de personnel

Globalement, le réseau des services sociaux ne va pas bien, convient-il, et c’est son prochain chantier. À l’échelle du Québec, un millier de postes sont non pourvus, dont 200 à l’évaluation-orientation. Le constat d’échec est particulièrement criant dans ce secteur, où les intervenants sont chargés d’évaluer les cas une fois le signalement retenu.

« Quand Granby est arrivé, mon premier réflexe, ça a été d’ajouter des ressources à l’évaluation-orientation. On était 700 à l’époque, ils sont encore 700 maintenant. C’est la job la plus difficile, la plus lourde. » Les pires régions sont précisément celles où la première ligne est la plus désorganisée, dit M. Carmant. « L’Estrie, la Mauricie–Centre-du-Québec, les Laurentides. Et le Montréal anglo, à cause de la difficulté de trouver des travailleurs anglophones. »

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Lionel Carmant, ministre responsable des Services sociaux

Est-ce que cette pénurie de personnel, qu’on comble de plus en plus avec du personnel d’agence, pourrait mener à une nouvelle tragédie ? « C’est sûr que ça me stresse, convient Lionel Carmant. Mais on a tout mis en place pour que ça ne se reproduise plus. Par exemple, les trois quarts des vérifications à la suite d’un signalement se font en allant sur le terrain. »

Sans regret

Lionel Carmant est au cœur de bien des dossiers difficiles : la DPJ, l’itinérance, la santé mentale. Malgré tout, il assure qu’il ne regrette pas d’avoir laissé la médecine pour la politique. « C’est une expérience qui change la vie. Ce n’est pas facile, mais c’est extrêmement enrichissant », dit-il.

Le ministre affirme qu’avec la création de Santé Québec, il a songé à « ressortir la DPJ des CISSS et des CIUSSS ». Mais les intervenantes « ne voulaient pas retourner là », dit-il.

M. Carmant affirme que la création de Santé Québec, le « bras opérationnel » du réseau, ne chamboulera pas le terrain. Mais il croit qu’il n’est « pas normal qu’il y ait des régions qui font bien depuis longtemps et que ces meilleures pratiques-là ne peuvent pas être déployées partout. Ça prend un accompagnement 365 jours par année, et ça, on espère que Santé Québec sera capable de le faire ».

La CDPDJ conservera la jeunesse

Talonné depuis des mois par des intervenants qui demandent que le volet jeunesse de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) soit confié au nouveau commissaire au bien-être et aux droits des enfants, M. Carmant persiste et signe. « Si le problème est situé à la CDPDJ, réglons le problème de la CDPDJ. Ce n’est pas en transférant 25 avocats qu’on va régler le problème. C’est en allant au cœur du problème. » Cependant, la CDPDJ devra être plus efficace : M. Carmant dit avoir demandé à la Table Jeunesse-Justice de « redéfinir le rôle de la CDPDJ » d’ici juin.

Cinq ans de bouleversements

30 avril 2019

Décès d’une fillette de 7 ans à Granby. La petite était suivie par les services sociaux depuis sa naissance. À son décès, elle était au domicile de son père, dénutrie, séquestrée et bâillonnée par du ruban gommé. Sa mort provoque un véritable séisme au sein des services sociaux.

30 mai 2019

Le gouvernement déclenche une grande commission d’enquête présidée par l’ex-présidente de la Fédération des infirmières du Québec, Régine Laurent.

3 mai 2021

Après deux ans de travaux et des milliers de témoins entendus, les commissaires remettent leur rapport au gouvernement.

14 avril 2022

Le gouvernement Legault modifie la Loi sur la protection de la jeunesse, pour y faire primer l’intérêt de l’enfant en toutes circonstances.

26 octobre 2023

Le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, présente un projet de loi créant un poste de commissaire aux droits des enfants.