En 2021, une fillette de 12 ans a été agressée sexuellement par un éducateur dans une ressource qui avait un contrat avec la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Et à cause de façons de faire dont un juge avait pourtant ordonné la révision depuis 2019, son dossier n’a pas fait l’objet d’une évaluation complète. La petite victime a été laissée sans soutien psychologique pendant près d’un an.

Le juge Alain Brillon, dans un jugement rendu le 27 mars dernier, a sévèrement blâmé la DPJ et le CIUSSS, jugeant que les droits de l’enfant avaient été lésés. Cette histoire est à certains égards « inconcevable », estime le magistrat.

Elle commence en 2018, alors que la fillette de 9 ans immigre au Canada avec son père. Sa mère est restée dans son pays d’origine. Or, le père maltraite physiquement sa fille et des signalements sont faits en 2020. La petite est d’abord placée en famille d’accueil, puis en foyer de groupe.

En février 2021, elle aboutit dans un foyer de groupe géré par un OBNL, sous contrat avec le CIUSSS du Centre-Sud. Le foyer compte neuf places et accueille des enfants de 6 à 12 ans.

Il s’est déjà passé des évènements problématiques dans cette ressource : elle a été fermée en 2020 pour des agissements d’ordre sexuel entre usagères. Les enfants ont tous été replacés ailleurs et l’ensemble du personnel a été congédié. La ressource a cependant rouvert six mois plus tard. La direction s’est alors engagée à mieux former l’ensemble de son personnel en matière d’agression sexuelle, ce qui, constate le juge Brillon, n’a manifestement pas été fait.

Une « relation étroite » avec l’enfant

Un éducateur de suivi est assigné au cas de la fillette. En 2021, ses supérieurs constatent qu’il a développé une « relation étroite » avec l’enfant. Il laisse notamment la fillette se servir de son téléphone pour parler à sa mère par l’entremise d’une application. On lui demande de supprimer le contact. Il met trois semaines pour le faire. L’éducateur mentionne aussi à ses collègues des comportements « sexualisés ».

À la suite de ces révélations, on indique à l’éducateur qu’il ne peut plus se trouver seul avec la fillette. Cette consigne « n’a dans les faits aucunement été respectée comme en a témoigné l’enfant, et comme l’ont aussi rapporté d’autres intervenants », établit le juge Brillon.

En août 2021, alors qu’elle vient d’avoir 12 ans, la petite sollicite une rencontre avec une autre intervenante. Elle est en pleurs, incapable de parler. « Elle indique sur une feuille que son éducateur : “me force à l’aimer, il touche des endroits que je n’aime pas et je ne suis plus capable de supporter cela” », écrit le juge Brillon.

La fillette raconte que l’éducateur, à trois occasions distinctes, lui a touché les fesses, le vagin, et a inséré un doigt dans ses parties génitales. « Il lui aurait dit que sa mère et elle n’avaient que lui. Il aurait alors mis sa main sur “son vagin” par-dessus son maillot de bain », relate le juge Brillon.

« On ne la croit pas », note le juge

Fait extrêmement troublant, l’éducatrice qui reçoit cette dénonciation demande alors à la fillette si elle était « consentante ». La même intervenante n’appelle la DPJ que le lendemain, alors qu’une possible agression sexuelle, en vertu de la loi, doit être signalée « sans délai ».

« Il est inconcevable que les pleurs et les craintes de l’enfant n’aient pas permis à l’éducatrice de signaler sans délai les faits rapportés à la directrice. En plus, la preuve démontre le peu d’empathie de cette éducatrice à l’égard d’une enfant d’à peine 12 ans en lui demandant “si elle était consentante”. Enfin, la preuve démontre que l’enfant n’a pas été crue par l’équipe éducative qui a davantage critiqué les comportements de celle-ci pour expliquer son dévoilement », s’indigne le juge Brillon.

En effet, la petite a l’impression que son témoignage est remis en question par les intervenants. « Au foyer, l’ensemble des intervenants ne semble pas avoir cru l’enfant tel qu’en font foi les différents rapports et notes déposés. […] L’enfant a été assez atteinte par l’attitude des membres de l’équipe à cet égard », note le juge. Le 17 septembre, elle demande à changer de ressource « puisqu’on ne la croit pas. Elle demande aussi d’avoir accès à un psychologue ».

Or, dans les faits, elle n’obtiendra les services d’un psychologue qu’un an après l’agression.

Le fait de ne pas s’être assuré que l’enfant bénéficie d’un tel soutien psychologique pendant près d’une année a lésé ses droits de recevoir les services dont elle avait grandement besoin.

Le juge Alain Brillon, dans son jugement

Pourquoi les services sont-ils venus si tard ? L’intervenante dit attendre la réponse des parents – à peu près absents de la vie de l’enfant – pour la demande de soutien psychologique. Aucune démarche n’est faite par la suite pour que ce soutien se concrétise, même si le programme d’Indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) finit par proposer à la fillette un tel soutien. Elle n’obtiendra de thérapie qu’en juillet 2022, 10 mois après les faits.

Dans les faits, le signalement d’agression sexuelle de cette fillette n’a jamais fait l’objet d’une évaluation complète, comme la loi le prescrit. Cela semble être la façon de faire à la DPJ, où on ferme généralement un dossier lorsqu’un signalement concerne un enfant hébergé dans des ressources des services sociaux si le personnel impliqué part ou la ressource est fermée.

C’est exactement ce qui s’est passé dans le cas de la fillette en 2021 : l’éducateur a cessé de travailler au foyer pendant l’enquête policière, et après celle-ci, il a été arrêté et accusé.

Pas de nouveau protocole

Après le dévoilement de l’enfant – et le signalement qui a suivi –, le « rapport [d’évaluation] est laconique et conclut que les faits sont fondés, mais que l’enfant n’est pas en besoin de protection », note le juge. Dans un rapport de moins de deux pages, qui ne contient aucune analyse des faits, la sécurité et le développement de l’enfant sont jugés non compromis.

Qui plus est, « la directrice maintient que selon son analyse, l’enfant n’était plus en danger au foyer puisque le présumé abuseur avait quitté son poste ». La DPJ a fini par rompre son lien contractuel avec la ressource, à la suite d’une enquête administrative.

Or, deux ans plus tôt, dans une cause semblable, la juge Lucie Godin avait donné six mois à la DPJ pour que ces façons de faire soient revues et qu’un protocole clair balisant ce type de cas soit rédigé. La juge avait recommandé que la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) participe à la rédaction de ce protocole.

Or, la directrice de la protection de la jeunesse du CIUSSS du Centre-Sud, Assunta Gallo, est venue confirmer au tribunal « qu’aucun protocole n’a été rédigé à la suite des ordonnances », note le juge Brillon. Comme dans de nombreux autres dossiers, la CDPDJ ne semble pas non plus avoir agi.

Mme Gallo a décliné notre demande d’entrevue. Le foyer de groupe est fermé depuis octobre 2021, en raison de « difficulté de recrutement », indique une lettre de la direction qu’on nous a transmise.

Lors de l’audition de la cause, la procureure de l’enfant, MSophie Papillon, a interpellé la directrice nationale de la DPJ, Catherine Lemay, pour réclamer la modification des normes de pratique dans le cas où un enfant subit des agressions sexuelles dans une ressource. Le juge a ordonné que le jugement lui soit acheminé. MPapillon et Mme Lemay ont toutes deux décliné notre demande d’entrevue.

« Le Tribunal reste très inquiet en ce qui a trait aux cas d’abus dits institutionnels », conclut pour sa part le juge Brillon.