Des chasses aux sorcières d’autrefois aux viols de guerre, « dans tous les pays du monde, à toutes les époques, des femmes ont été tuées parce qu’elles étaient des femmes », écrit l’historienne française Christelle Taraud dans Féminicides : une histoire mondiale, l’ouvrage de 900 pages qu’elle a dirigé. Les femmes en ont ras le bol de cette violence. À quand la révolution ? demande-t-elle.

Chaque féminicide nous bouleverse, mais il « n’est pas une anomalie » dans l’histoire du monde, écrivez-vous crûment. Qu’est-ce, alors ?

Il est le symbole d’un terrible rapport de forces très ancien qui repose sur la banalité et sur l’impunité des violences faites aux femmes. Le féminicide est en fait la partie la plus visible d’un système qui remonte à la préhistoire. Si cette violence est si difficile à éradiquer, c’est justement parce qu’elle s’inscrit dans des millénaires de domination des hommes sur les femmes.

Qu’est-ce que le féminicide a de spécifique ?

Ce n’est pas un meurtre, mais une exécution. L’homme qui tue une femme parce qu’elle est une femme est à la fois le juge et le bourreau. L’exécution survient le plus souvent après des années de contrôle coercitif, quand la femme cherche à reprendre sa vie en main, ce qui est inconcevable pour lui.

Pour vous, les féminicides s’inscrivent dans un continuum. Or, les femmes représentent 50 % de la population. Les hommes ont aussi des mères, des filles, des amies exposées à la violence. Comment expliquer néanmoins cette relative apathie ?

Les féminicides existent dans des sociétés qui, depuis toujours, tolèrent tous les types de violence faite aux femmes, les féminicides, mais aussi les incestes, les viols, la violence conjugale […].

PHOTO CHARLOTTE KREBS, FOURNIE PAR LES ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE

L’historienne Christelle Taraud, qui a dirigé l’ouvrage Féminicides. Une histoire mondiale.

Sans compter que les femmes sont tuées aussi parfois avant la naissance ou juste après. En Asie, 200 millions de femmes ne sont pas nées, en particulier en Inde ou en Chine, mais aussi en Thaïlande, au Viêtnam… Y a-t-il une autre catégorie dans la population mondiale qui subirait une politique génocidaire touchant 200 millions de personnes sans qu’il y ait un scandale planétaire ?

En France, on entend ces jours-ci des actrices dénoncer des agressions, d’autres dire qu’elles ont subi tel ou tel geste, mais qu’elles l’ont trouvé, à l’époque, normal. Mais ça ne l’est pas plus aujourd’hui qu’hier. On ne pourra jamais éradiquer les violences faites aux femmes tant que l’on continuera de penser qu’il existe des violences acceptables.

Les ex de Gérard Depardieu, le président Emmanuel Macron sont en tout cas montés au front illico pour le défendre…

Les femmes de sa vie ont dit que ce n’était pas possible. « Nous le connaissons si bien, il ne ferait jamais ça à une femme », ont-elles dit unanimement. Comme si on ne savait pas très bien qu’on peut supposément être un bon époux à la maison et un pédophile ou un violeur à l’extérieur… 

Le chanteur Bertrand Cantat, qui a exécuté l’actrice Marie Trintignant, a aussi été défendu par ses proches, par son frère notamment qui a prétendu qu’elle était une « fille de mauvaise vie », une hystérique. La vérité, c’est que Cantat exerçait un contrôle permanent sur elle et que le matin même de sa mort, Marie avait dit à sa mère qu’elle voulait le quitter.

Marie Trintignant, qui est morte à 41 ans d’une hémorragie consécutive aux coups de Bertrand Cantat.

Et pour cela, il a fait quatre ans de prison, c’est honteux, comme l’est son absence de regret. Il aurait pu utiliser l’espace médiatique dont il profite pour se faire le chantre de la déconstruction de la masculinité hégémonique. Il ne l’a pas fait et c’est ce que je lui reproche, comme tant d’autres femmes. Pour le reste, il faut qu’il y ait de véritables peines, mais la judiciarisation ne suffit pas. C’est toute notre socialisation qui est à repenser.

« Les hommes ont peur que les femmes se moquent d’eux. Les femmes ont peur que les hommes les tuent », souligne l’écrivaine canadienne Margaret Atwood. Les hommes et les femmes elles-mêmes sont-ils conscients de cette peur à tout le moins d’être agressées qui traverse leur vie et des précautions qu’elles prennent souvent, même inconsciemment ?

Oui, les femmes ont peur des hommes, car elles savent qu’ils peuvent basculer très rapidement dans une violence extrême. Et avant de violer ou de tuer une femme, dans l’intimité, un homme a commis, au cours de sa vie, d’autres agressions contre nombre de femmes. Combien de femmes se font insulter et harceler dans la rue ? Avant que l’homme tue son épouse, il l’a humiliée, insultée, contrôlée. Si cet engrenage était arrêté à temps, ça ferait toute la différence. Quand une femme se fait insulter dans la rue, tout le monde s’en fout. Il faudrait au contraire que les gens s’arrêtent, s’interposent et que la femme elle-même porte systématiquement plainte. C’est ce que montre en tout cas le continuum féminicidaire, que la violence contre les femmes est un flux constant et que tout est lié.

Et c’est sans parler des Afghanes, des Iraniennes, qui voient leurs vies être niées. Comment vaincre notre impuissance face à elles ?

Des réseaux de résistance sorores se constituent. Ils ne parviennent pas encore à faire tomber le régime des talibans ou des mollahs, mais ils réussissent à exfiltrer une femme en danger, à en faire libérer d’autres de prison, et ils travaillent l’opinion publique… On a à tout le moins réussi à mettre en place des cercles de vigilance, d’action et de pensée qui dépassent les frontières.

Y a-t-il vraiment de l’espoir ?

Nous sommes dans une période de prise de conscience, d’électrochoc. Il faut voir si ça va aboutir à la révolution féministe que nous appelons de nos vœux. Une régression n’est pas impossible non plus. L’Histoire des femmes est faite d’avancées et de reculs, ce qui est propre à toute dynamique qui repose sur des rapports de force.