Accusé de vol de nourriture chez Dollarama, un sans-abri qui croupit en détention depuis plusieurs jours semble être la victime collatérale d’un conflit qui perdure depuis des mois entre les avocats de l’aide juridique de Laval et les procureurs municipaux.

L’homme risque de passer plus de temps en prison que ce qu’en vaut son délit.

Selon nos informations, l’histoire de cet homme vulnérable a indigné plusieurs acteurs du système judiciaire, surtout que l’accusé, qui ne parle ni français ni anglais, avait l’air confus au moment de ses apparitions devant le tribunal.

Le magistrat chargé d’entendre l’affaire a d’ailleurs semblé outré en insistant pour que soit consignée au dossier de la Cour la non-collaboration de l’aide juridique.

Le juge Jonathan Meunier a aussi rappelé que les choix de l’aide juridique ne devaient pas influer sur les services auxquels les citoyens ont droit, surtout en matière de santé.

Le sans-abri est soupçonné d’avoir commis deux vols de nourriture en septembre dernier dans deux magasins Dollarama de Laval. Le premier vol était de 5 $ et le second, de 54 $.

L’homme, qui semble comprendre uniquement le tamoul – une langue parlée au Sri Lanka et en Inde, notamment –, a été arrêté au moment du second vol.

La police lui a alors remis une citation à comparaître pour le 18 janvier. A-t-il compris ce que cela impliquait ? Rien n’est moins sûr. Chose certaine : l’itinérant ne s’est pas présenté à la cour ce jour-là et un mandat d’arrêt a été lancé contre lui.

Arrêté le 16 février, le sans-abri est détenu depuis. Au moment de son enquête sur remise en liberté, le 20 février, le sans-abri n’avait pas d’avocat. Un interprète qui traduisait du français au tamoul était sur place.

Après que la poursuite s’est opposée à sa remise en liberté, le juge Meunier lui a posé quelques questions, entre autres sur l’endroit où il vivait.

Un refuge d’urgence pour sans-abri était l’adresse inscrite à son dossier au moment où il avait reçu une amende pour avoir flâné dans un endroit public l’an dernier, selon nos recherches au plumitif.

Le juge a tout de suite eu des motifs de soupçonner que l’accusé était inapte à avoir un procès. En plus d’exiger une évaluation sur son aptitude à avoir son procès, le magistrat a alors demandé, comme l’itinérant n’était pas représenté par un avocat, qu’on lui en désigne un.

Victime collatérale d’un conflit

C’est ici que le conflit entre les avocats de l’aide juridique de Laval et les procureurs municipaux apparaît en filigrane.

Le magistrat en a fait la demande à la Commission des services juridiques (aide juridique).

Or, les avocats du bureau de l’aide juridique de Laval n’offrent plus de service de représentation à la cour municipale de Laval, et ce, « pour une durée indéterminée », lui a répondu la directrice du bureau de Laval, MÉlise Gravel, toujours selon nos informations.

Un avocat de Montréal a finalement été désigné, mais cela a entraîné des délais supplémentaires. L’accusé restera détenu au moins jusqu’au 27 février ; date de sa prochaine comparution devant le tribunal. Cela fera alors 11 jours qu’il est en détention préventive pour un délit mineur, soit un vol de nourriture.

Appelée à réagir, une avocate de la Commission, MNadine Koussa, a répondu à La Presse que « ce n’est pas par l’absence d’un avocat permanent de l’aide juridique à la cour municipale que le client est demeuré détenu, mais bien en raison de l’ordonnance du juge quant à son évaluation de son aptitude à subir son procès ».

De plus, « dans le cas qui nous concerne, malgré les infractions qui semblent mineures, ce sont les procureurs de la Ville de Laval qui se sont opposés à la remise en liberté de l’accusé », précise MKoussa.

« Anomalie » devenue la norme

Peu importe à qui incombe la responsabilité de la durée de sa détention, un sans-abri croupit en cellule alors qu’il est accusé d’un délit mineur, relève Guillaume Ouellet, chercheur au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS).

Aux yeux du sociologue, cette histoire s’apparente à de la criminalisation de la pauvreté. « On pourrait penser qu’il s’agit d’une exception ou même d’un dérapage complet du système. Pourtant, dans plusieurs projets de recherche que nous avons menés, on constate que ce type ‟d’anomalie » représente en fait la norme », dit celui qui est aussi professeur associé à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Le système de justice se retourne constamment vers les services correctionnels pour « gérer » ce profil de personne, illustre le chercheur.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Guillaume Ouellet, chercheur au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté

La détention ne vise pas tant à dissuader la personne de ne plus commettre un délit, mais plutôt à l’inciter à changer de secteur ; le syndrome de ‟pas dans ma cour ».

Guillaume Ouellet, chercheur au CREMIS

Vu sous cet angle, « la détention s’ajoute à d’autres mesures comme le mobilier urbain conçu de manière à ne pas pouvoir s’allonger pour dormir, comme des règlements municipaux appliqués exclusivement aux personnes en situation d’itinérance (par exemple, flânage, cracher par terre, être en possession de matériel d’injection) qui visent à rappeler aux personnes concernées qu’elles n’ont pas leur place dans l’espace social », conclut le professeur de l’UQAM.

La Ville de Laval refuse aussi de commenter le cas du sans-abri. Toutefois, « l’absence de couverture pour les accusés admissibles à l’aide juridique est malheureuse et nous sommes sensibles aux complications que cela engendre », a indiqué par courriel son conseiller aux affaires publiques, Jonathan Lévesque.

Pour sa part, la Commission se dit « confiante d’être en mesure de rétablir les relations afin de pouvoir recommencer à représenter les justiciables à la cour municipale dans un avenir rapproché », puisqu’un processus de médiation est en cours, a indiqué sa vice-présidente, MKoussa.

Un long conflit en toile de fond

Le conflit entre les avocats de l’aide juridique à la cour municipale de Laval et les procureurs municipaux dure depuis des mois. L’été dernier, la Ville de Laval a demandé à ses procureurs de « limiter les échanges verbaux » avec les avocats de l’aide juridique et de s’en tenir à des courriels, selon une directive municipale. Si une discussion est absolument nécessaire, « nous estimons préférable que […] deux procureurs soient présents de part et d’autre afin d’éviter toute divergence d’interprétation », rapportait La Presse en décembre.

Lisez l’article « Cour municipale de Laval : les avocats de l’aide juridique mettent leurs menaces à exécution »

Puis, début novembre, l’aide juridique a décidé de se retirer de la cour municipale « pour une période indéterminée », affirmant que la directive de la Ville de Laval violait les droits fondamentaux de ses clients, puisque les accusés représentés par l’aide juridique feraient face à deux avocats, contrairement aux autres.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

La cour municipale de Laval

Dans le dossier du sans-abri, c’est cette décision qu’une directrice à l’aide juridique, MGravel, a réitérée au magistrat. Or, questionnée par La Presse, sa consœur MKoussa nuance la réponse offerte au juge ce jour-là. MGravel faisait référence aux services d’aide juridique offerts par les avocats permanents à la cour municipale et non aux services de la Commission des services juridiques relativement, notamment, aux désignations, précise-t-elle.

Lors de désignations, qui relèvent aussi de la Commission, cette dernière alterne les mandats entre des avocats de l’aide juridique et des avocats de pratique privée qui ont manifesté leur intérêt à prendre ce type de dossier. La réponse de MGravel se voulait un « rappel » à la Commission de désigner un avocat de la pratique privée dans ce cas-ci, ajoute MKoussa.

Sans commenter ce cas précis, le Barreau du Québec réitère sa préoccupation quant au conflit. « Nous déplorons la situation actuelle qui prévaut depuis plusieurs semaines à la cour municipale de Laval et espérons que l’aide juridique sera à nouveau disponible, et ce, rapidement », a indiqué sa conseillère en relations publiques, Martine Meilleur, par courriel.

Avec la collaboration de Philippe Teiscera-Lessard, La Presse