Le 4 janvier 2020, angle Saint-Hubert et Bélanger, 15 h 38. Un conducteur de camionnette tourne à gauche au feu vert et happe mortellement la piétonne Agnes T Nguyen Thi, 74 ans. Il est possible que la victime « se soit malheureusement retrouvée exactement à la hauteur de l’angle mort avant gauche du conducteur », notera la coroner en faisant référence à l’obstruction du pilier de pare-brise.

Environ une heure plus tard, ce même jour de janvier, une autre collision survient 2 km au nord, angle Lajeunesse et de Liège. Un véhicule utilitaire sport (VUS) fait un virage à gauche et fauche Rosa Presta, 79 ans, qui traversait au feu vert. « La thèse la plus probable de l’accident […] est que le conducteur n’ait pas vu Mme Presta dans son angle mort […], ayant la vue obstruée par le pilier A du véhicule », écrira une deuxième coroner.

Les piliers A, ou piliers de pare-brise, de plus en plus robustes et imposants – certains accueillent des coussins gonflables –, sauvent des vies. Celles des conducteurs et des passagers, par exemple lors d’un tonneau. En revanche, l’angle mort créé par ces montants du côté conducteur est montré du doigt dans un nombre croissant de morts. De l’été 2019 à l’été 2022 à Montréal, pas moins de 10 rapports de coroner ont fait mention de l’obstruction des piliers de pare-brise parmi les causes probables ou avérées d’un accident causant la mort d’un piéton, révèle une recension de La Presse.

Durant cette période, ce sont 20 % des investigations sur des collisions véhicule-piéton dans la métropole qui ont mis en lumière ce problème de visibilité.

IMAGE TIRÉE D’UN RAPPORT DU CORONER

Honda CR-V impliqué dans une collision mortelle avec un piéton le 28 juillet 2019

Dans neuf cas, les véhicules impliqués étaient surdimensionnés : trois VUS, trois camionnettes, deux camions et un autobus.

« Les véhicules n’ont jamais été aussi sécuritaires… pour ceux qui sont à l’intérieur », note Marie-Soleil Cloutier, experte en sécurité routière et professeure titulaire à l’Institut national de la recherche scientifique.

Mais c’est au détriment des gens à l’extérieur des véhicules, que ce soit en raison des capots plus hauts ou de la visibilité réduite par les piliers A.

Marie-Soleil Cloutier, experte en sécurité routière

Les dangers liés aux angles morts frontaux surviennent principalement lorsqu’un automobiliste tourne à gauche après un arrêt obligatoire ou à un feu vert partagé avec un autre usager de la route. Si tous deux circulent un moment à une vitesse similaire et dans la même direction, le piéton, le cycliste ou le motocycliste peut disparaître de la vue du chauffeur pendant d’importantes secondes.

Les collisions mortelles dans ces circonstances risquent de s’accumuler ; la largeur des piliers A est souvent liée à la taille du véhicule. Or, le nombre de Montréalais qui possèdent un « camion léger » dit « de promenade » a explosé entre 2011 et 2021, passant de 184 000 à 329 000, selon l’Institut de la statistique du Québec.

En Caroline du Nord, des chercheurs ont analysé tous les accidents de la route où des piétons ont été tués de 2010 à 2018. Les résultats publiés l’an dernier montrent que les camionnettes ont 42 % plus de risque que les voitures de heurter des piétons pendant un virage à gauche. Pour les VUS, les risques augmentent de 23 %.

Au banc des accusés… le pilier A côté conducteur. L’étude américaine montre qu’il n’y a pas de différence significative dans l’accidentologie entre les différents types de véhicules lors d’un virage à droite.

Un enjeu récent

Au Québec, l’intérêt à l’égard de l’angle mort créé par les piliers de pare-brise est relativement récent. Un coroner a sonné l’alarme en 2018 à la suite de la mort d’un piéton de 63 ans à Lac-Brome. « Au fil des années, les constructeurs de voitures ont construit des véhicules de plus en plus solides, écrit Richard Drapeau dans son rapport. Pour ce faire, ils ont [renforcé] certaines parties des véhicules, dont les piliers de pare-brise. Et ce faisant, ils ont créé un angle mort de plus en plus important. »

Les virages à gauche ont engendré trois fois plus de collisions mortelles que les virages à droite à Montréal, montre notre recension des accidents piétons-véhicules depuis 2000.

Par ailleurs, 13 des 15 plus récents accidents de notre compilation dans la métropole – d’autres ont pu s’ajouter depuis – impliquaient un véhicule surdimensionné : 6 camionnettes, 4 VUS, 3 camions et 2 fourgonnettes.

« Au Québec, les VUS sont 2,5 fois plus souvent impliqués dans des collisions avec des piétons et piétonnes que les autres types de véhicules », note Équiterre dans un rapport publié en 2021.

Or, des véhicules de toutes les tailles présentent des lacunes de visibilité plus ou moins importantes à l’avant gauche du conducteur. C’est d’ailleurs une voiture compacte dont la production a aujourd’hui cessé, une Dodge Dart, qui a fauché la vie du petit Liam, 8 ans, alors qu’il rejoignait son père à la sortie du camp de jour, le 22 juillet 2020.

« Il y a lieu de s’interroger sur l’habitacle de certains véhicules : bien que les véhicules sont construits de manière plus robuste pour protéger les occupants, les piliers des pare-brise créent un angle mort de plus en plus important et nuisent à la visibilité du conducteur », a écrit la coroner dans son rapport.

Des cours revus et corrigés

Pour l’instant, aucune solution parfaite n’existe pour pallier, a posteriori, la zone aveugle engendrée par les piliers de pare-brise. Il en revient aux conducteurs de bouger légèrement la tête pour regarder de part et d’autre des montants à l’approche d’une intersection.

En 2018, le coroner Drapeau a recommandé à la SAAQ de voir à « modifier le contenu des cours de conduite afin de sensibiliser les nouveaux conducteurs de véhicule routier au danger créé par les piliers de pare-brise ». Un volet sur cet enjeu a bel et bien été ajouté au guide Conduire un véhicule de promenade et au Carnet d’accès à la route, tous deux publiés par la SAAQ. L’Association des écoles de conduite du Québec l’a aussi inclus dans son manuel Apprendre à se conduire.

Le Guide de la route et certains manuels d’école de conduite – celui de Tecnic, par exemple, que nous avons pu consulter – font toutefois l’impasse sur les piliers A. « Ce sujet est abordé dans les cours pratiques et non dans les cours théoriques », note Stéphane Guertin, vice-président opérations chez Tecnic.

Est-ce que le message passe ? Nous avons sondé dix nouveaux conducteurs ; sept nous ont indiqué ne pas se souvenir d’avoir entendu parler des angles morts à l’avant des véhicules de promenade durant leurs cours théoriques et pratiques.

Dans un rapport publié en 2019, un comité d’experts sur la sécurité des piétons a quant à lui recommandé que tous les conducteurs de véhicules routiers soient sensibilisés « à la problématique de la sécurité des piétons liée aux angles morts créés par les piliers de pare-brise ».

La SAAQ a notamment produit et diffusé une capsule vidéo dans les réseaux sociaux en 2020.

Il n’en demeure pas moins que les piétons nord-américains sont moins bien protégés que leurs homologues européens. La Commission économique pour l’Europe des Nations unies (CEE-ONU) réglemente les piliers A ; l’angle d’obstruction ne doit pas être supérieur à 6 degrés. Cette directive d’harmonisation est contraignante dans l’Union européenne. Bien qu’ils soient eux aussi membres de la CEE-ONU, les États-Unis et le Canada n’ont pas intégré d’angles d’obstruction maximaux dans leur législation.

En Amérique du Sud, par exemple, un échantillon de 75 voitures analysé par des chercheurs brésiliens présentait des angles morts variant de 8 à 15,3 degrés pour le pilier côté conducteur et de 7 à 11,5 degrés pour le pilier côté passager. Les méthodes de calcul peuvent toutefois différer.

Transports Canada, responsable des exigences de fabrication des voitures vendues au pays, en est toujours au stade de recherche sur les funestes piliers. « Les projets […] se concentrent sur la forme et l’emplacement des piliers A », indique une porte-parole. « L’élaboration des nouvelles techniques et méthodes de mesure serviront à établir des protocoles d’essai pour évaluer les risques et leurs méthodes d’atténuation. Si ces recherches déterminent qu’il y a un bénéfice net de mettre en œuvre un règlement, Transports Canada n’hésitera pas à entreprendre les démarches nécessaires. »

Pourquoi les piliers A ont-ils pris de l’expansion ?

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE L’INSURANCE INSTITUTE FOR HIGHWAY SAFETY

De 2009 à 2022, l’Insurance Institute for Highway Safety exigeait qu’un véhicule puisse résister à au moins quatre fois son poids pour lui attribuer la mention « bon ».

À partir de 2009, les autorités fédérales d’Amérique du Nord et des organismes de sécurité ont imposé des critères de résistance du toit à l’écrasement. D’importantes lacunes avaient été observées sur les VUS, plus susceptibles de faire des tonneaux, dans les années précédentes. De 2009 à 2022, l’Insurance Institute for Highway Safety (IIHS) exigeait qu’un véhicule puisse résister à au moins quatre fois son poids pour lui attribuer la mention « bon ». « Nous avons interrompu le test de résistance du toit parce que pratiquement tous les véhicules obtenaient de bonnes notes », explique aujourd’hui l’IIHS sur son site web. Selon des normes américaines imposées en 2009, puis calquées par Transports Canada, un véhicule doit être en mesure de soutenir trois fois sa masse. Les piliers A, qui soutiennent non seulement le pare-brise et la fenêtre arrière, mais aussi le toit, ont entre autres été renforcés et élargis pour répondre à ces exigences de sécurité pour les occupants.