Dans une sortie en salle d’audience, la juge Joëlle Roy s’exprime sur une chronique d’Yves Boisvert en se dépeignant comme une femme victime de « violence ». Une déclaration « inusitée » qui laisse planer le doute sur la sérénité de la juge, selon des experts consultés par La Presse. Incapable de siéger, la juge reporte le procès d’un homme accusé d’avoir agressé sexuellement ses filles.

« L’article d’hier de M. Yves Boisvert dans La Presse était d’une grande violence à mon égard. Une violence de celle que l’on voit, malheureusement, devant les tribunaux à tous les jours. Ce n’est plus la juge que l’on attaque, mais la femme. Une femme qui ne peut de surcroît se défendre », a lancé la juge Joëlle Roy vendredi matin en salle d’audience.

Cette intervention fait suite à une chronique d’Yves Boisvert parue jeudi dernier dans La Presse. Le chroniqueur y remettait en question le jugement de la magistrate de la Cour du Québec, dont les décisions ont été maintes fois infirmées par les tribunaux d’appel.

Lisez la chronique « La patiente qui n’a pas ouvert les yeux »

Yves Boisvert analysait l’acquittement prononcé par la juge Roy dans le dossier d’un thérapeute accusé d’avoir agressé sexuellement une patiente. La magistrate reprochait à la plaignante de ne pas s’être rhabillée et de ne pas avoir ouvert les yeux pendant les faits. Selon le chroniqueur, la juge avait essentiellement perpétué le mythe de la « bonne victime ».

Le matin de la parution de la chronique, la juge Roy était en larmes en salle d’audience. « Je trouve ça tellement injuste. Si vous pensez que je suis une incompétente, faites votre requête en récusation tout de suite », a-t-elle lancé aux avocats. Elle qualifiait la chronique d’« attaque personnelle […] très vicieuse ».

Quand la procureure de la Couronne a expliqué à la juge que la plaignante qui devait témoigner était avec les intervenants du CAVAC (Centre d’aide aux victimes d’actes criminels), la juge Roy a répondu : « Je pense que je vais aller la rejoindre. »

Le vendredi matin, toujours en salle d’audience, la juge Roy a répliqué à la chronique d’Yves Boisvert. Dans un mot préparé à l’avance, elle revenait sur sa réaction de la veille.

« Je venais de recevoir les coups. Car oui, les mots sont des coups parfois plus vicieux même, surtout lorsqu’ils sont de cet ordre et de cette amplitude », a affirmé la juge Roy.

C’est une violence que j’ai choisi de dénoncer ce matin. Ce n’est plus du journalisme, mais de l’abus d’opinion, de l’abus du pouvoir des mots.

La juge Joëlle Roy, vendredi

Cette affaire a des conséquences bien concrètes pour trois sœurs qui ont attendu des décennies pour dénoncer leur père. Le procès du Montréalais de 63 ans, accusé d’avoir agressé sexuellement ses filles dans les années 1990, s’était amorcé mardi dernier après deux ans de procédures. Or, comme la juge n’est plus en mesure de siéger, le procès risque de reprendre, au mieux, dans plusieurs mois, et s’expose à une requête de type Jordan, du nom de l’arrêt de la Cour suprême qui a établi des délais stricts pour les procès criminels.

« Pour l’instant, nous n’anticipons pas un arrêt des procédures en raison des délais judiciaires. Nous nous assurons que les victimes reçoivent tout le support nécessaire dans les circonstances », commente MRachelle Pitre, procureure en chef au Bureau de Montréal du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

« Sur le banc, elle est une juge »

Il est tout à fait exceptionnel qu’un juge réplique publiquement à un texte d’opinion, de surcroît en salle d’audience. « Je n’ai jamais vu ça. C’est assez inusité », affirme Rachel Chagnon, doyenne de la faculté de science politique et de droit de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Selon le Code de déontologie de la magistrature, le juge doit « faire preuve de réserve, de courtoisie et de sérénité ». Selon deux experts en droit interrogés par La Presse, la « sérénité » de la juge Roy pourrait être remise en question.

« Sur le banc, elle est une juge. Elle n’est pas là pour dire qu’elle est victime de quelque chose. De commencer à exprimer son ressenti de victime, ce n’est pas compatible avec la fonction qu’elle occupe », analyse Rachel Chagnon, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes.

Dans son intervention, la magistrate affirme que « juger est une affaire de sérénité ». Selon Pierre Noreau, professeur de droit à l’Université de Montréal, il est rare qu’un juge exprime être « fragilisé dans sa sérénité ». « Je ne me rappelle pas un cas comme ça », relate-t-il.

Sans se prononcer sur les propos de la juge Roy, Pierre Noreau estime que des questions se posent sur sa sérénité.

Si un juge n’a pas la sérénité, ça pose des questions par extension sur son impartialité.

Pierre Noreau, coauteur de l’ouvrage La déontologie judiciaire appliquée

À ce sujet, le DPCP reste très prudent. « La sérénité des débats est nécessaire pour assurer un procès juste et équitable », indique la procureure en chef, MPitre, en ajoutant que le DPCP ne pouvait s’avancer davantage en raison du processus judiciaire en cours.

Rachel Chagnon convient que la chronique est « très sévère » à l’égard de la juge Roy. Cela dit, elle estime essentiel que le travail des juges soit « mis à l’épreuve du regard médiatique ».

« Les juges ne doivent pas être hostiles à ça. Ils ont une obligation d’être à la hauteur de nos attentes. Ils ne peuvent pas se permettre de le faire de façon complaisante », soutient Rachel Chagnon. La doyenne montre également du doigt le manque de formation des juges et leurs conditions de travail difficiles.

La réalisatrice et chercheuse postdoctorale Léa Clermont-Dion, à l’origine du documentaire Je vous salue salope, estime que la chronique d’Yves Boisvert était « absolument essentielle » puisqu’elle démontait les mythes et stéréotypes relayés par la juge Roy. « J’ai ressenti une culpabilisation de la victime [dans le jugement] », affirme Léa Clermont-Dion.

L’autrice du livre Porter plainte déplore que la juge Roy compare la critique « modérée » du chroniqueur à de la « violence », un terme « très fort ».

« C’est dangereux de dire ça et extrêmement inquiétant de se mettre sur le même pied que les victimes. C’est un renversement victimaire. C’est lourd de sens », analyse Léa Clermont-Dion, qui a été victime de l’ex-journaliste Michel Venne.