(Ottawa) Le gouvernement Trudeau doit revenir sur sa décision d’accorder la conception du Monument commémoratif national de la mission du Canada en Afghanistan à un groupe qui n’avait pas été retenu par un jury, bafouant au passage les règles d’un concours qu’il avait lui-même établies.

Ce qu’il faut savoir

  • Le gouvernement fédéral a lancé un concours pour la conception d’un monument afin de commémorer la mission du Canada en Afghanistan.
  • Le choix du jury a été écarté par le ministre des Anciens Combattants de l’époque, qui a retenu un autre groupe dont le concept avait la cote dans un sondage.
  • Cette décision est fortement critiquée par plusieurs.

Les partis de l’opposition, des artistes et des experts cachent mal leur stupéfaction, voire leur colère, à la suite des révélations de La Presse lundi selon lesquelles le ministre des Anciens Combattants de l’époque, Lawrence MacAulay, a écarté le choix d’un jury et annoncé en juin qu’un autre groupe avait été retenu pour la conception de ce monument – un projet de 3 millions de dollars. Le ministre a informé le groupe écarté deux heures seulement avant sa conférence de presse.

Lisez « Quand le gouvernement Trudeau écarte les gagnants du podium »

« Aberrant », « méprisant », « erreur majeure » : les partis de l’opposition ne manquent pas de vocables pour dénoncer cette décision qui a provoqué la consternation chez les artistes du Québec.

Au terme d’un concours de design lancé en 2019, un jury a sélectionné l’équipe Daoust, composée de l’artiste Luca Fortin, de Québec, de la firme d’architecture Daoust Lestage Lizotte Stecker, de Montréal, et de Louise Arbour, ex-haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, pour mener à bien ce projet.

Mais le ministre Lawrence MacAulay a avisé les gagnants, deux heures avant l’annonce officielle, le 19 juin, que le gouvernement du Canada, « après mûre réflexion », avait décidé de sélectionner le concept élaboré par une autre équipe. Cette autre équipe, c’est l’équipe Stimson, composée de l’artiste visuel Adrian Stimson, un ancien combattant des Forces armées membre de la Première Nation des Siksikas en Alberta, du groupe d’architectes paysagistes MBTW, de Toronto, et des Projets LeuWebb, coordonnateurs en art public, également de la Ville Reine.

Pluie de critiques

Le ministère des Anciens Combattants, qui est maintenant dirigé par Ginette Petitpas-Taylor, a fait savoir que le concept de design de l’équipe Stimson est celui qui reflète le mieux les commentaires formulés par les vétérans, leurs familles et les autres participants à la mission en Afghanistan, selon un sondage réalisé sur les cinq projets de design finalistes.

IMAGE FOURNIE PAR LE GOUVERNEMENT DU CANADA

Vue aérienne du concept de l’équipe Stimson, choisi par le gouvernement, bien que n’ayant pas remporté le concours

« Voilà une attitude purement libérale. Contourner les règles et les processus indépendants pour favoriser ceux qu’ils voulaient. C’est plus que ridicule, c’est méprisant et irrespectueux pour l’équipe Daoust qui avait remporté ce concours. On demande au Ministère d’infirmer la décision et de respecter les règles du jeu qui avaient été établies au départ », a déclaré le chef adjoint du Nouveau Parti démocratique, Alexandre Boulerice.

« Je trouve cette histoire aberrante. Je suis moi-même impliqué dans un processus semblable avec les prix Antoine-Desilets [qui récompensent les meilleurs photographes de presse]. Ça fait deux mois qu’on est là-dedans, on prend ça super au sérieux. Si on me disait qu’on écartait mon travail pour passer à un autre appel, je serais furieux », a pour sa part affirmé le député du Bloc québécois Luc Desilets.

Ce que le gouvernement a fait, c’est gênant et humiliant pour le jury.

Luc Desilets, député du Bloc québécois

M. Desilets a précisé qu’il était d’ailleurs présent à la conférence de presse de M. MacAulay, le 19 juin. Ce dernier s’est vu confier le ministère de l’Agriculture à la faveur du remaniement ministériel qui a eu lieu en juillet.

« C’était un gros évènement avec une centaine de personnes. […] C’est un évènement qui ne peut être organisé à la dernière minute. Et je suis sidéré d’apprendre que le jury a appris la décision du gouvernement deux heures avant cet évènement. Tout s’est fait dans le dos du jury et de l’équipe gagnante. La décision est politique et c’est clair, a-t-il soutenu. C’est épouvantable et aberrant pour tous les artistes, pour les francophones. »

Fervent défenseur de l’art et du patrimoine, l’ancien sénateur Serge Joyal estime que le gouvernement a erré en se fiant à un sondage pour sélectionner un groupe.

« Je suis opposé à l’idée qu’on soumette un projet de monument à un vote populaire. C’est comme un artiste qui gagne le prix du public dans un concours de chanson. C’est ne pas tenir compte de l’impact de l’œuvre à long terme », a-t-il dit.

« On ne construit pas un monument pour la génération qui a été impliquée dans l’évènement qu’on veut commémorer, mais pour les générations à venir. Pour la mémoire. Il faut se demander quel sens on veut donner à un monument. Là, on nous dit que c’est le public qui va choisir. »

Appel à la mobilisation

De nombreux artistes interrogés par La Presse ont lancé un appel à la mobilisation pour forcer le gouvernement Trudeau à revenir sur cette décision.

« Nous soutenons l’équipe Daoust dans cette affaire. Nous sommes d’avis que le gouvernement doit infirmer sa décision ou faire un nouveau concours. Une compensation devrait être le dernier recours. Ce n’est pas une question d’argent, c’est une question de principe », a affirmé Camille Cazin, directrice du Regroupement des artistes en arts visuels.

« Ce qui est arrivé à l’équipe Daoust, je ne voudrais pas que ça m’arrive. C’est incroyable. On dirait qu’il y a une magouille en dessous de tout ça. C’est révoltant. Ça a l’air d’un cas de favoritisme », a fait valoir l’artiste Michel Goulet, qui a réalisé plusieurs gros projets d’art public au fil des ans. « Je fais des projets d’art public depuis les années 1980. C’est toujours par concours avec jury. À ma connaissance, jamais une décision de jury n’a été infirmée pour accorder un contrat à un autre artiste. Les artistes doivent contester cette situation. »

Mais au bureau de la ministre des Anciens Combattants, on défend la décision. « Anciens Combattants Canada a décidé de s’assurer que le Monument reflète fidèlement la préférence des plus de 10 000 répondants au sondage qui était ouvert aux vétérans de cette mission, à leurs familles, à d’autres intervenants, ainsi qu’au grand public. Le concept de design créé par l’équipe Stimson reflète le mieux les commentaires des anciens combattants, de leurs familles et d’autres participants à cette mission lors de la recherche sur l’opinion publique », a déclaré John Embury, directeur des communications au bureau de la ministre.

Avec la collaboration de Laura-Julie Perreault, La Presse