C’est un fait méconnu : quand on croque dans un fruit ou un légume produit dans l’île d’Orléans, il y a de grandes chances qu’on aide, même un tout petit peu, l’économie dévastée de l’Ukraine. C’est le geste patriotique d’un couple d’apiculteurs ukrainiens qui rêvait de voir voler des abeilles d’Ukraine dans l’île de Félix Leclerc. Et qui y est parvenu.

(Saint-Jean-de-l’Île-d’Orléans) Un bateau passe. Un chien jappe. Volodymyr et Valentyna racontent.

Ils sont assis à une table en bois juste derrière leur maison de Saint-Jean-de-l’Île-d’Orléans. L’eau est anormalement haute. Il suffirait de se lever et de faire 10 pas pour tomber dans le fleuve.

On comprend tout de suite pourquoi, en 2007, ces deux immigrants ukrainiens tout juste arrivés à Montréal avec « deux enfants et deux valises » se sont empressés de quitter la métropole pour l’île d’Orléans. Ils sont tombés amoureux du lieu.

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En immigrant au pays en 2007, Valentyna et Volodomyr avaient un rêve bien en tête : devenir apiculteurs et produire du miel.

« On a planté nos racines ici », lâche Valentyna Minenko. « Quand on a déménagé dans l’île, en décembre 2007, il est tombé 6 m de neige. C’était choquant pour nous ! »

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Le couple d’origine ukrainienne possède 500 ruches.

Tous deux rêvaient de devenir apiculteurs, d’avoir des abeilles, de produire du miel.

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Les apiculteurs ont rapidement compris que la production de miel ne suffirait pas à faire de leur entreprise un succès.

« On a commencé par produire du miel avec 3 ruches, puis 10 ruches, puis 100 ruches… En arrivant à 100 ruches, on a compris que ce n’était pas que le miel qui rapportait de l’argent, c’était la pollinisation. On pensait pouvoir survivre avec le miel, mais au Québec, c’est d’abord avec la pollinisation », explique Volodymyr Levchenko.

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« Au Québec, c’est d’abord avec la pollinisation » qu’on rentabilise l’apiculture, souligne Volodomyr.

Ils ont maintenant 500 ruches sur une trentaine de sites dans l’île. Le couple travaille avec les plus grands producteurs de fraises, de framboises, de concombres, de courgettes et de pommes de l’île pour la pollinisation.

On est les plus gros apiculteurs de l’île.

Volodymyr Levchenko

Leur belle histoire d’immigration aurait pu finir là. Mais les apiculteurs caressaient un vieux rêve : importer les abeilles réputées de leur pays natal pour en peupler l’île d’Orléans.

Ce rêve allait se heurter à bien des écueils. Il y a d’abord eu la paperasse et la douane, sans parler de la pandémie. Puis la guerre a éclaté.

Mais ils ont persisté. Volodymyr s’excuse un instant, entre dans la maison et en ressort avec une boîte de carton frappée de mots en alphabet cyrillique.

« On vient de recevoir cette boîte. Il y a environ 1000 reines dedans. Elles arrivent d’Ukraine. »

Une tradition ukrainienne

L’idée d’importer des abeilles de leur pays natal a trotté dans la tête de Volodymyr et de Valentyna pendant des années. Le Québec doit importer des reines au début de la saison pour refaire ses ruches. Le climat d’ici ne permet pas d’en produire suffisamment assez tôt au printemps.

« On a travaillé 10 ans avec les abeilles de Nouvelle-Zélande, de l’Australie, du Chili, des États-Unis, de l’Italie… Ça ne marche pas. On a toujours beaucoup de pertes », note Volodymyr.

L’abeille mellifère n’est pas une espèce indigène au Canada. Chaque année, les producteurs importent des centaines de milliers de reines. Elles forment des ruches qui sont souvent louées aux producteurs de fruits et légumes pour la primordiale pollinisation.

  • En important des abeilles de leur pays natal, Volodomyr et Valentyna ont trouvé une façon de soutenir l’Ukraine.

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    En important des abeilles de leur pays natal, Volodomyr et Valentyna ont trouvé une façon de soutenir l’Ukraine.

  • Cette année, le couple pense recevoir 5000 reines d’Ukraine.

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    Cette année, le couple pense recevoir 5000 reines d’Ukraine.

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Volodymyr et Valentyna se sont dit : pourquoi pas des reines d’Ukraine ?

Le pays était avant la guerre le cinquième producteur de miel au monde. L’apiculture est une vieille tradition là-bas. « Dans chaque village, il y a deux ou trois apiculteurs », remarque Volodymyr. « Le climat de l’Ukraine ressemble un peu plus au climat du Canada qu’à celui de l’Italie. Alors, pourquoi ne pas élever des abeilles d’Ukraine ici ? »

Le projet s’est mis en branle en 2015. En 2020, eux et d’autres importateurs avaient tous les permis en poche et avaient trouvé des apiculteurs ukrainiens prêts à leur vendre des reines. Mais la pandémie a tout mis sur pause.

Les premières abeilles ukrainiennes sont arrivées à l’île d’Orléans en 2021, par l’entremise de Volodymyr et Valentyna. Ils en ont reçu 1500, en ont revendu une partie à d’autres apiculteurs québécois, puis ont gardé le reste pour leurs propres ruches.

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Les ruches du couple d’origine ukrainienne sont présentes sur une trentaine de sites dans l’île.

Ils se préparaient à en importer encore davantage en 2022. Mais la Russie a envahi l’Ukraine. Volodymyr est parti d’urgence en Ukraine pour voir la famille. C’était la première fois qu’il rentrait au pays depuis son immigration au Canada.

« Quand j’ai traversé la frontière de la Pologne vers l’Ukraine, plein d’hommes retournaient au pays, quittaient leur job en Allemagne, en Pologne, en Europe… Les femmes et les vieux sortaient, les hommes rentraient. Je me souviendrai toujours de cette image. »

L’apiculteur est rentré au Québec anéanti par ce qu’il avait vu. Le couple a décidé de continuer l’importation, coûte que coûte.

C’était difficile. Tout le monde était en dépression. Les producteurs nous disaient : “C’est impossible, c’est la guerre ici.” Mais on leur disait : “Il faut continuer, l’Ukraine a besoin de dollars pour se battre.”

Valentyna Minenko

Pleurer de joie

Certains des apiculteurs qui leur fournissaient des reines étaient partis au combat. Ceux restés derrière ont réfléchi, puis ont finalement accepté de continuer. Le ciel de l’Ukraine fermé, il a fallu envoyer les abeilles par train jusqu’à Varsovie, en Pologne, puis par avion jusqu’à Toronto.

En 2022, en rivalisant d’ingéniosité, le couple a fait venir 4000 abeilles ukrainiennes. Elles ont toutes trouvé preneur, se souvient Valentyna.

« Beaucoup d’apiculteurs ont acheté des reines ukrainiennes pour soutenir l’Ukraine. Quand la guerre a commencé, plein de gens ont commandé sur notre site internet. On en a pleuré. »

Cette année, ils pensent en recevoir 5000.

Chaque fois, ils doivent conduire jusqu’à l’aéroport Pearson de Toronto, où ils demandent de se faire servir en français à la douane canadienne. « Nous sommes francophones, on ne parle pas anglais », note Valentyna. « Maintenant, ils nous reconnaissent tous quand on arrive et ils vont chercher la personne qui parle français. »

L’agriculture en Ukraine a été dévastée par la guerre. L’apiculture ne fait pas exception. En 2022, la production de miel du pays a chuté de 60 %. Des ruches sont détruites par milliers.

Volodymyr et Valentyna trouvent un petit réconfort à l’idée de pouvoir aider leur pays d’origine. Ils estiment à plus de 50 000 $ US les sommes qu’ils envoient chaque année aux apiculteurs ukrainiens exportateurs de reines.

Leurs ruches sont maintenant pleines de ces abeilles ukrainiennes. « Si quelqu’un mange une fraise ou une pomme de l’île, ce sont nos abeilles qui ont pollinisé les fleurs ! », lance l’apiculteur.

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Volodymyr et Valentyna Minenko sur leurs terres de l’île d’Orléans

Le couple a l’intention de continuer cette importation tant qu’il y aura de la demande pour les abeilles d’Ukraine. Le projet est devenu pour eux un geste patriotique, une manière de soutenir un peuple en guerre et de retrouver un lien avec le pays de leur enfance.

« On ne gagne pas beaucoup d’argent avec ça, dit Volodymyr. Il y a des pertes, des frais de transport, mais on est contents d’envoyer de l’argent pour ces apiculteurs et pour le pays. »