Ils sont des acteurs de changement dans leur domaine. Mais on les connaît peu ou pas. La Presse vous en présente durant le temps des Fêtes.

Dix ans.

Dire qu’Elena Sauvageau est patiente – et déterminée – relève de l’euphémisme.

Cela a pris une décennie pour que son projet de 30 logements supervisés destinés à de jeunes sans-abri – pour la plupart des enfants de la DPJ devenus adultes – se concrétise à Laval.

« Ici, c’est notre pièce la plus importante », souligne la femme de 44 ans en nous faisant visiter l’immeuble qui a accueilli ses premiers locataires l’hiver dernier.

Nous sommes dans le salon L’Accalmie situé au rez-de-chaussée. L’endroit est paisible et chaleureux.

Un sapin de Noël trône au fond de la pièce. Un lit pour bébé est installé dans un coin, car trois logements sont réservés à de très jeunes mères et à leur bébé. Une station artistique équipée de toiles et de peinture est aménagée près de la fenêtre.

Les jeunes locataires viennent y chercher de l’aide à toute heure du jour ou de la nuit.

Un intervenant est présent au salon L’Accalmie 24 heures sur 24, 365 jours sur 365. « C’est ce qui nous distingue des autres projets d’appartements supervisés, lance fièrement la directrice générale de l’auberge du cœur L’envolée et des habitations du même nom. C’est LA richesse du projet. »

Car des crises d’anxiété, ces jeunes qui ont connu la rue en font pratiquement toutes les nuits.

« Nos jeunes sont victimes de leur histoire, de leur famille », résume Mme Sauvageau. Ils ont été victimes d'abus, négligés ou carrément abandonnés durant l’enfance.

« Les nuits sont plus occupées que les journées et les journées sont très occupées », lâche-t-elle.

Certains locataires ont un trouble du spectre de l’autisme. D’autres, d’importants troubles psychiatriques. Plusieurs ont des idées suicidaires.

« C’est lourd », explique Mme Sauvageau, au point où certains locataires font une intégration progressive à la manière de l’intégration d’un poupon à la garderie (une heure la première journée, deux heures le lendemain, etc.).

Pour la directrice générale de l’organisme communautaire, il était hors de question de leur construire un bel immeuble si, au bout du compte, ces jeunes adultes étaient laissés « seuls avec leur mal-être » entre les quatre murs de leur logement.

« Les jeunes ont besoin d’un toit, oui, mais ils ont autant besoin d’un suivi intensif, sinon, cela aurait été un échec. »

Manque criant de logements abordables

L’idée de ce projet a germé en 2012, quand Elena Sauvageau travaillait à l’auberge du cœur L’Envolée située dans le quartier Sainte-Rose, qui compte 16 places pour des jeunes de 16 à 23 ans. Selon les règles des auberges du cœur, les jeunes peuvent y rester un an.

Or, à Laval – c’était déjà le cas il y a 10 ans et la crise s’est exacerbée depuis –, il y a un manque criant de logements abordables. Et les jeunes qui sortent des centres jeunesse n’ont pas de famille ni de contact pour les aider. Encore moins de dossier de crédit. Ainsi, après leur année à l’auberge du cœur, ils n’arrivaient pas à se reloger.

Aux habitations L'Envolée, les jeunes peuvent rester trois ans. Ils sont admis jusqu’à l’âge de 30 ans. « Nos jeunes se méfient beaucoup des adultes parce qu’ils souffrent presque tous d’un trouble de l’attachement, explique Mme Sauvageau. C’est long, créer un lien avec eux. En les gardant trois ans avec nous, cela nous permet de les stabiliser. »

Les locataires doivent avoir un projet de vie, que ce soit de retourner aux études ou de trouver un emploi.

La participation à des ateliers de réinsertion sociale et à des soupers communautaires est obligatoire. « C’est de ça qu’ils souffrent le plus : l’isolement, observe Mme Sauvageau. L’équipe d’intervenants leur offre toutes sortes d’occasions d’être ensemble pour créer des liens. »

Une cuisine commerciale a été aménagée dans l’édifice pour leur apprendre à bien se nourrir.

Car ils ont beau être adultes, personne ne leur a montré comment fonctionnait une laveuse, un four, etc. Ni comment faire l’épicerie. « On doit tout leur montrer », indique Mme Sauvageau. Un intervenant a dû accompagner chez le coiffeur un jeune qui était anxieux à l’idée d’y aller puisque c’était sa première fois.

Les jeunes paient 25 % du coût du loyer. Cela leur permet de mettre de l’argent de côté. « On les force à épargner le quart de leur revenu, sinon, à leur départ, ils vont retourner à la rue faute d’avoir l’argent nécessaire pour payer le vrai coût d’un loyer », souligne Mme Sauvageau.

Pourquoi fais-tu ça pour moi ?

Le jour de notre passage, nous croisons une jeune locataire au rez-de-chaussée. Notre présence la rend nerveuse. Elle nous observe avec méfiance ; détourne le regard.

La jeune femme a atterri dans la rue au tout début de l’adolescence et elle y est restée plusieurs années. À son arrivée ici, il y a sept mois, elle avait une peur bleue des sous-sols. Et, comme tous les autres, de rester seule.

Mme Sauvageau ne peut pas donner de précisions sur son cas pour ne pas briser le lien de confiance qui les unit. Disons qu’elle a vécu plusieurs grands traumatismes.

Sept mois plus tard, la jeune locataire a une plus grande confiance en elle ; elle a trouvé un travail et fréquente le cégep. Elle arrive même à descendre au sous-sol de l’immeuble.

Un jour, Mme Sauvageau lui a offert du matériel de peinture. La jeune femme s’est mise à peindre compulsivement pour calmer ses angoisses.

La directrice de l’organisme a mis l’une de ses œuvres en vente dans un encan caritatif.

« Ta toile est rendue à 600 $ », la félicite-t-elle au moment de notre passage. La jeune femme devait assister à l’évènement-bénéfice quelques jours plus tard. Sauf qu’elle n’avait pas de robe.

Mme Sauvageau lui en a offert une.

« Pourquoi fais-tu ça pour moi ? », lui a demandé la jeune femme en recevant sa robe neuve ; probablement la première de sa vie.

« Parce que tu en vaux la peine », lui a répondu Mme Sauvageau.

Cela aussi, la jeune femme semblait l’entendre pour la première fois.

Changement de cap

Mme Sauvageau se destinait à travailler en violence conjugale quand elle a fait un stage d’éducatrice spécialisée, il y a 23 ans, à l’Auberge du cœur. Elle est « tombée en amour avec la clientèle » et n’est jamais repartie.

Enfin, sauf pour une année, pendant laquelle elle a travaillé dans un foyer de groupe d’un centre jeunesse, où elle a été rapidement découragée par la « lourdeur » bureaucratique.

« À L’Envolée, tout est possible, tu n’es pas régie par un système, poursuit la gestionnaire. Les intervenants ont une bonne idée, on la réalise. On est souple. »

Bien plus qu’un logement

La quadragénaire a un nouveau défi de taille. En plus de diriger L’Envolée, elle préside le Réseau d’organismes et d’intervenants en itinérance de Laval. À l’heure actuelle, elle travaille à sauver le Refuge d’urgence de Laval ouvert durant la pandémie et installé dans un ancien couvent propriété de la Ville. Vingt-cinq sans-abri y dorment chaque nuit et d’autres sont refoulés faute de place.

« On entend dire que la Ville veut en faire un centre culturel, indique-t-elle. On veut nous relocaliser le plus tôt possible, mais la question, c’est : relocaliser où ? Et si on construit un nouveau refuge, ça va prendre encore dix ans. Pendant ce temps-là, on fait quoi avec les gens ? On les envoie à Montréal ? À l’urgence de l’hôpital ? »