L’itinérance a visiblement gagné du terrain en région au Québec en quelques années à peine. Pandémie, rareté des logements, loyers en forte hausse : des personnes en situation précaire n’ont tout simplement plus d’endroit où habiter. Des villes jusque-là épargnées sont brutalement confrontées au phénomène, comme Saint-Jean-sur-Richelieu et Victoriaville, qui tentent de trouver des solutions.

Saint-Jean-sur-Richelieu : « Quand c’est dans ta cour, ça met tes valeurs à l’épreuve »

En deux ans, Saint-Jean-sur-Richelieu s’est retrouvé avec un vrai problème sur les bras. Dans cette ville située à 30 minutes de Montréal où l’on dénombrait un ou deux sans-abri avant la pandémie, on en compte maintenant 81⁠1. Des intervenants font des pieds et des mains pour mettre des ressources en place.

À Saint-Jean-sur-Richelieu, la fenêtre du bureau de la mairesse donne sur quelques couchettes de fortune formées de tas de draps, de vêtements sales et de sacs empilés. Des sans-abri dorment désormais toutes les nuits sous le grand toit du musée du Haut-Richelieu – au froid, mais à l’abri des intempéries. Jusqu’à ce qu’ils soient réveillés par le va-et-vient des fonctionnaires municipaux qui entrent au bureau, le matin venu.

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Le musée du Haut-Richelieu, à Saint-Jean-sur-Richelieu, où se rassemblent chaque nuit jusqu’à une trentaine de personnes en situation d’itinérance qui s’abritent sous son grand toit pour dormir.

Jusqu’à une trentaine de sans-abri s’y rencontrent le soir, confie un habitué de l’endroit, Jean-Michel, en se frottant les mains par cette froide journée de décembre. « Il y a deux ans, personne ne venait dormir ici. »

Ces rassemblements impromptus créent des tensions entre les résidants du Vieux-Saint-Jean et leurs nouveaux voisins. L’an dernier, la municipalité a enregistré 122 plaintes pour itinérance. Cette année, 710. Même constat au Service de police de Saint-Jean-sur-Richelieu, où le nombre d’appels pour signaler des personnes en situation d’itinérance a explosé, de 75 en 2019 à environ 600 en 2022⁠2.

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Stéphane Beaudin, directeur général adjoint de Saint-Jean-sur-Richelieu, et Mélanie Dufresne, conseillère municipale du district 1

« Tout le monde a de l’empathie face à l’itinérance, mais quand c’est dans ta cour, là ça met tes valeurs à l’épreuve », résume la conseillère municipale du district, Mélanie Dufresne, en confiant avoir vu des citoyens « pleurer » à la suite d’évènements.

Le phénomène a pris de l’ampleur au printemps. « Les gens qui ont élu domicile sous le toit du musée, ils ont élu domicile dans des parcs publics aussi, avec des grille-pains branchés, des téléphones, puis les enfants ne pouvaient plus jouer dans le parc », raconte l’élue dont le cellulaire n’a pas cessé de sonner de l’été.

Leur présence nuit aux commerces et au développement du centre-ville, dit Mélanie Dufresne. « Personne ne va te dire qu’il ne viendra pas au centre-ville à cause des sans-abri. Ils ne viendront juste pas. »

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Aujourd’hui, des sans-abri dorment en grand nombre sous le toit du musée du Haut-Richelieu.

Un immense défi

Comment tous ces gens, dont la grande majorité sont originaires de Saint-Jean-sur-Richelieu, se sont-ils retrouvés à la rue ?

En l’espace de quatre ans, trois maisons de chambres ont fermé dans le Vieux Saint-Jean-sur-Richelieu, soit l’équivalent d’environ 80 loyers à coût modique, indique le directeur général adjoint de la Ville, Stéphane Beaudin. Suivent l’engorgement des services de santé, qui prenaient auparavant des personnes en charge, la pandémie et l’isolement qu’elle a provoqué.

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Karolyne Roy, coordonnatrice chez Action Dépendance

Il y a plein de gens qui squattaient chez d’autres personnes. Et là, avec la pandémie, il n’y avait plus de place où aller, donc l’itinérance est devenue plus visible.

Karolyne Roy. coordonnatrice de l’hébergement d’urgence de l’organisme Action dépendances

Et enfin, l’inflation a entraîné une hausse des loyers.

Se loger coûte de plus en plus cher à Saint-Jean-sur-Richelieu. L’an dernier, une hausse des loyers de 7 % a été notée par le Regroupement des comités logements et associations de locataires du Québec (RCLALQ).

Le loyer moyen d’un logement d’une chambre à Saint-Jean-sur-Richelieu s’élève maintenant à 632 $, selon le plus récent rapport de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL). Un chiffre qui n’est pas représentatif du loyer des logements inoccupés, qui sont en moyenne supérieurs de 10 % sur la Rive-Sud.

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Rue du centre-ville de Saint-Jean-sur-Richelieu

Même que « sur Marketplace, des fois, tu as des logements moins chers à Montréal », ironise Jean-Michel, qui a dormi dans la rue pendant un an et demi.

Ça fait 35 ans que je travaille dans le milieu municipal et c’est tout nouveau, et c’est probablement un des plus grands défis que j’ai eu à gérer.

Stéphane Beaudin, DG adjoint de Saint-Jean-sur-Richelieu

Des solutions en urgence

La Ville a mis en place différentes ressources pour venir en aide aux personnes en situation d’itinérance, en collaboration avec les organismes locaux. « Vous et moi, on a un toit pour s’abriter, mais pour le sans-abri, c’est la rue, et pour moi, il était inadmissible de leur donner des constats d’infraction à 1500 $ », a récemment souligné le directeur du Service de police de Saint-Jean-sur-Richelieu, André Forcier, aujourd’hui retraité.

En mars 2020, Saint-Jean-sur-Richelieu n’avait tout simplement aucun endroit où loger les personnes sans toit. Actions dépendances a obtenu les fonds nécessaires, soit 40 000 $, afin de louer quelques chambres dans un hôtel, l’Auberge Harris.

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Annexe de l’Auberge Harris où l’organisme Action dépendance loue quelques chambres pour abriter des personnes en situation d’itinérance.

À l’approche de l’hiver, le refuge de fortune occupe huit chambres dans une annexe de l’hôtel. L’endroit affiche presque toujours complet. D’autres chambres s’ajoutent les nuits de grand froid, lorsque le mercure tombe en dessous de -20 °C.

Le quart des usagers sont des femmes, indique Karolyne Roy, qui note que leur nombre augmente. « Les femmes, c’est beaucoup plus de l’itinérance cachée. Elles vont squatter chez de la famille et des amis plus longtemps que les hommes avant de demander des services, explique-t-elle. Prostitution, consommation, ce sont des cas plus difficiles. Il y a plus de traumatismes. »

Grâce à un mécène, la Ville va retaper une maison patrimoniale, la Maison Bouthillier. Action Dépendances espère y déménager au printemps prochain, mais le gros des travaux reste à faire. Même si l’expérience se déroule bien à l’Auberge Harris, selon Karolyne Roy, il reste qu’il s’agit d’un hôtel.

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La Maison Bouthillier, ancienne demeure patrimoniale, deviendra le premier centre d’hébergement temporaire et transitoire à Saint-Jean-sur-Richelieu.

En prévision de l’hiver, la Ville de Saint-Jean-sur-Richelieu a aussi installé au parc Gerry-Boulet une halte-chaleur temporaire où passer la nuit. Le matin venu, les sans-abri peuvent se rendre au centre de jour aménagé dans une ancienne brasserie.

Loin de disparaître

Le directeur du centre de jour, Jean-François Pomerleau, œuvre depuis 35 ans dans le domaine communautaire. Pour lui, pas de doute, le phénomène est là pour rester et la situation pourrait empirer.

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Jean-François Pomerleau, directeur du centre de jour et de la maison des jeunes de Saint-Jean-sur-Richelieu, et Alexandra Thibault, coordonnatrice du centre de jour

Si on ne fait rien, qu’on laisse ça aller, ça va exploser. L’itinérance visible, elle n’est pas là pour disparaître. Ceux qui pensent que ça va arriver ne sont pas sur le terrain.

Jean-François Pomerleau, directeur du centre de jour de Saint-Jean-sur-Richelieu

Selon lui, l’explosion de l’itinérance se fait ressentir dans toutes les villes de taille moyenne au pays et même dans des zones dites « semi-rurales ».

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Jérémie Lévesque, sergent à la Section prévention et relations communautaires de la police
de Saint-Jean-sur-Richelieu

Jérémie Lévesque, sergent à la Section prévention et relations communautaires au Service de police de Saint-Jean-sur-Richelieu, indique d’ailleurs avoir reçu un appel de Saint-Sébastien – une municipalité voisine d’à peine 700 âmes – pour prendre en charge une personne sans-abri. Un appel, probablement pas le dernier du genre, qu’il a transmis à la Sûreté du Québec.

Victoriaville : priorité à l’accès au logement

À Victoriaville, un centre d’hébergement ouvert durant la pandémie affiche complet tous les soirs. Des intervenants tentent d’y raccrocher les personnes sans-abri à la société en leur trouvant un appartement. Mais dans une ville où le taux d’inoccupation est d’à peine 0,5 %, le défi est grand.

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Tous deux victimes de ruptures qui les ont jetés à la rue, Katy Robichaud et Guillaume Boisvert dorment au centre de débordement mis sur pied à Victoriaville l’an dernier par l’organisme l’Ensoleilvent.

Katy Robichaud attend 13 h 30 – et l’ouverture du centre de jour le Répit jeunesse de Victoriaville – pour aller se réchauffer. Après deux ans à dormir dans la rue, elle passe depuis la fin octobre ses nuits à l’unité de débordement de l’organisme d’hébergement l’Ensoleilvent.

Originaire de Warwick, village d’environ 5000 âmes à 15 minutes en voiture de Victoriaville, son ami Guillaume Boisvert s’est retrouvé à la rue après une rupture – comme Katy Robichaud. Il dit attendre les résultats de tests médicaux qui lui permettront peut-être de recevoir une aide gouvernementale supplémentaire.

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Guillaume Boisvert

« Tout ce que je veux, c’est un appartement », lâche l’homme. Il s’agit de son seul espoir de pouvoir se payer un toit, car autrement, son chèque d’aide sociale ne suffit pas.

Le dernier filet

« Ils reçoivent 650 $ par mois. Une fois que tu as payé le loyer, il n’en reste plus beaucoup pour la nourriture », résume le coordonnateur clinique de l’Ensoleilvent, François Gosselin.

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François Gosselin, coordonnateur clinique de l’Ensoleilvent, et Manon Plante, intervenante, dans l’unité de débordement qui vient en aide aux personnes itinérantes de la région

Le but de son équipe : permettre à ces gens de trouver un logement. En attendant, l’unité de débordement leur fournit deux repas par jour, en plus d’un endroit où dormir au chaud.

Ouvert pour la première fois l’an dernier, cet hébergement d’urgence est le dernier filet de sécurité auquel les sans-abri peuvent s’accrocher. Chaque soir, le même scénario s’y joue. Les intervenants ouvrent les portes à 18 h et rencontrent une à une les personnes sans-abri inscrites, pour évaluer leur état.

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L’unité de débordement où dorment chaque soir des personnes sans-abri

« Ils sont dans la marge et on essaie de les sortir un peu de la marge. S’il n’y a pas de réaffiliation, ils vont rester dans la marge », dit François Gosselin, qui a lui-même vécu dans la rue.

Afin de les aider à se trouver un toit, l’Ensoleilvent signe des « prêts-baux », s’engageant à payer le logement de ses usagers durant trois mois.

C’est nous autres qui signons le bail, donc si la personne ne fonctionne pas ou se désorganise, ce n’est pas compliqué, tu sors. Tu es comme en hébergement, mais en logement.

François Gosselin, coordonnateur clinique de l’Ensoleilvent

« Après trois mois de stabilité dans un logement, tu es en voiture pour un bon bout », estime le directeur dont l’organisme a réussi à placer 76 de ses usagers, dont 62 sont toujours dans leur logement.

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File d’attente devant le Restaurant populaire, à Victoriaville, qui offre des repas à prix modique aux personnes démunies

Plus de logements, et moins chers

« Ça ne fait pas des lunes qu’on a une situation d’itinérance à Victoriaville », dit le maire de la ville, Antoine Tardif. Selon lui, la hausse fulgurante des loyers est en cause dans l’explosion de l’itinérance visible dans la région, où une cellule de crise a récemment été mise en place.

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Antoine Tardif, maire de Victoriaville

Quand je dis que c’est un nouveau phénomène à Victoriaville, c’est qu’il y avait des gens en situation précaire, mais ils trouvaient un petit loyer pas cher quelque part ou ils allaient dormir chez des amis. […] Mais depuis deux ans, des petits loyers pas chers, il n’y en a plus.

Antoine Tardif, maire de Victoriaville

De fait, le taux d’inoccupation des logements se chiffre à 0,5 % à Victoriaville, soit bien en deçà du seuil d’équilibre de 3 % établi par la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL).

Un organisme à but non lucratif consacré à la construction de logements abordables sera mis sur pied. « Je pense que lorsque le nombre de logements disponible sur le territoire va augmenter, ça va avoir un effet sur les prix, ça va aider », lance Antoine Tardif.

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Le centre-ville de Victoriaville

Les minimaisons n’ont pas dit leur dernier mot

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François Gosselin, coordonnateur clinique de l’Ensoleilvent, devant deux minimaisons

Après une première saison d’utilisation de minimaisons, François Gosselin, coordonnateur clinique de l’Ensoleilvent, dresse un portrait positif de l’expérience. Même si la moitié d’entre elles sont désormais inutilisables, puisqu’elles ont été touchées par de la moisissure.

« Les minimaisons de Mike Ward, on a dit oui, parce que c’était surtout une occasion de parler de l’itinérance, de l’itinérance à Victoriaville et dans le Centre-du-Québec », dit-il.

Même son de cloche de la part du maire de Victoriaville, Antoine Tardif, qui juge qu’elles ont surtout servi à mettre de l’avant l’enjeu de l’itinérance. « On a vu une vague de solidarité de la part de la population. C’était unanime, les gens disaient : « Il faut qu’on fasse ce qu’on peut pour soutenir les gens en situation d’itinérance. » »

L’Ensoleilvent a récemment placé deux minimaisons à l’arrière du centre Rita-St-Pierre. Un bon Samaritain leur a posé un revêtement en vinyle. Ces abris servent surtout aux personnes qui ont des animaux de compagnie ou qui sont en état de consommation, dit François Gosselin. « Il faut rester humain. Un animal, ça ne paraît pas, mais c’est parfois tout ce qui reste à ces personnes-là », dit-il.

Sur 25 minimaisons envoyées l’hiver dernier par l’humoriste Mike Ward à l’organisme l’Ensoleilvent, cinq n’ont jamais pu héberger qui que ce soit, car elles avaient été détruites lors de leur transport.

L’impact de la pandémie pas encore chiffré

Un dénombrement effectué par les autorités québécoises en 2018 a permis d’estimer à 5789 le nombre de personnes en situation d’itinérance visible dans 11 régions ciblées. Un peu plus de la moitié d’entre elles étaient alors à Montréal. Depuis, un second dénombrement a été effectué en octobre dernier, mais ces chiffres ne seront rendus publics qu’en 2023. Plusieurs intervenants rencontrés dans le cadre de ce reportage disent s’attendre à une hausse majeure du nombre de personnes en situation d’itinérance visible, surtout en région.

1. Pour la région du Haut-Richelieu-Rouville
2. En date du 7 novembre 2022

Précision :
Une version précédente de cet article identifiait le directeur général adjoint à la Ville de Saint-Jean-sur-Richelieu, Stéphane Beaudin, comme étant Daniel Dubois. Il s’agit d’une erreur de notre part. Nos excuses.