Vous trouvez le fisc lent à traiter votre déclaration de revenus ? Prenez votre mal en patience. Revenu Québec a perdu cinq ans de travail et 34 millions de dollars en essayant de faire fonctionner un logiciel qui devait accélérer l’analyse des dossiers de contribuables, mais qui se révèle « inutilisable », selon des documents judiciaires consultés par La Presse.

C’est ce qu’affirme une poursuite en dommages déposée par Revenu Québec contre Fujitsu. Cette multinationale de l’informatique est le fournisseur et vendeur de la plateforme DXP, qui devait faciliter la vie des fonctionnaires en leur donnant aisément accès à toutes les informations concernant un contribuable et en automatisant l’attribution des tâches au fur et à mesure que des dossiers étaient traités.

Dans sa poursuite déposée au palais de justice de Montréal, Revenu Québec affirme que Fujitsu l’a trompée en lui faisant de fausses représentations sur les capacités réelles de sa plateforme.

En 2015, lorsque Revenu Québec a lancé son appel d’offres pour une nouvelle plateforme informatique, l’agence gouvernementale avait des exigences claires : le produit devait pouvoir prendre en charge le travail de 8500 fonctionnaires utilisateurs, dont 3000 en permanence, avec un temps de réponse maximal de trois secondes pour chaque requête dans le système.

Car avec le volume astronomique d’informations à traiter par les fonctionnaires, chaque seconde compte. Une réponse trop lente, multipliée par des millions d’opérations, peut alourdir sérieusement la réponse de la machine fiscale québécoise.

« C’est la norme interne à Revenu Québec. On essaie de ne pas excéder trois secondes par requête, mais déjà, trois secondes, c’est la limite. Ça devrait être une ou deux secondes », explique une source à l’interne qui s’est confiée à La Presse sous couvert de l’anonymat, car elle n’est pas autorisée à parler publiquement de ce dossier.

IMAGE TIRÉE DE GOOGLE MAPS

Fujitsu est une multinationale japonaise de l’informatique.

Dans sa poursuite, Revenu Québec affirme que Fujitsu lui avait promis une plateforme performante, capable de traiter beaucoup plus d’informations que ce que réclamait le fisc.

« Il n’y a pas de limite dans le nombre de cas ou d’utilisateurs », aurait assuré un représentant de l’entreprise aux fonctionnaires lors d’une présentation.

« On n’a pas de doute sur la performance de la solution. On a des endroits où ils gèrent six millions de cas en même temps », aurait renchéri un expert de Fujitsu dans la même présentation.

Plusieurs minutes au lieu de trois secondes

Revenu Québec a donc acheté la plateforme DXP en 2016. Le contrat initial était d’environ 11 millions, mais il y a eu des ajouts par la suite. « Le but, c’était de gagner du temps, de faciliter la gestion de la tâche », affirme une source au sein de l’organisme gouvernemental.

Les fonctionnaires ont commencé à tester la plateforme avec un faible volume d’opérations, bien en deçà de ce dont ils auraient besoin à terme. Les résultats ont été catastrophiques, explique Revenu Québec.

Au lieu de trois secondes, le temps de réponse pour une requête dans le système était parfois de « quelques minutes », lit-on dans la requête déposée en cour.

« Ces problèmes engendrent beaucoup de plaintes de la part des usagers et cette situation n’est pas viable à court, moyen ou à long terme », aurait précisé un cadre de la fonction publique dans un courriel à Fujitsu cité dans les documents judiciaires.

« En plus des problèmes de performance, plusieurs autres exigences prévues au contrat ne semblent toujours pas respectées », précise la poursuite.

C’était un vrai cauchemar de travailler avec DXP. Il y a plein de bogues et d’anomalies, et ça nous a retardés fortement dans le développement.

Une source interne qui s’est confiée à La Presse

Le logiciel s’est révélé « inutilisable », « contre toute attente », affirme Revenu Québec dans un nouvel avis public destiné à obtenir une solution de rechange et publié l’hiver dernier.

Revenu Québec affirme que lors d’une rencontre en février 2021, des représentants de Fujitsu Conseil ont avoué qu’ils n’étaient pas en mesure de garantir que la plateforme répondrait aux exigences du fisc et qu’elle n’avait jamais été implantée chez un client ayant des besoins semblables, ce qui contredisait les représentations antérieures de l’entreprise.

« À ce moment, cela faisait près de cinq ans que Revenu Québec attendait vainement une plateforme rencontrant les exigences prévues », explique la requête déposée en cour. La poursuite précise que l’entreprise ne pouvait ignorer que sa plateforme ne peut pas répondre adéquatement aux besoins du fisc québécois.

Revenu Québec réclame maintenant 34 millions à Fujitsu pour compenser ses pertes dans cette affaire, notamment l’achat de la plateforme, le soutien technique et l’implantation, dont la rondelette somme de 4,5 millions de pertes en bénéfices de récupération fiscale qui ne se sont jamais matérialisés puisque sa nouvelle plateforme n’avait pu être implantée.

Relations mises à mal

La poursuite risque de mettre à mal les relations entre l’organisme public et l’un de ses importants fournisseurs. Fujitsu a remporté de nombreux contrats au fil des ans avec Revenu Québec. En 2013, Le Journal de Montréal avait d’ailleurs révélé que la firme avait remporté à quatre reprises des appels d’offres pour Revenu Québec, qu’elle avait aidée à élaborer à titre de consultante.

Dans son offre pour vendre la plateforme DXP, Fujitsu avait d’ailleurs mis en valeur « sa grande connaissance de Revenu Québec en regard de son environnement technologique, son organisation et ses lignes d’affaires ».

« Nous sommes au courant de cette poursuite, mais ne commentons pas les litiges en cours », a déclaré Tamara Keserovic, cheffe du marketing par intérim pour Fujitsu North America, lorsque jointe par La Presse.

Chez Revenu Québec et au bureau du ministre des Finances, Eric Girard, on se refuse aussi à tout commentaire sur cette affaire.

En savoir plus
  • 12 000
    Nombre d’employés de Revenu Québec
    Source : Revenu Québec
  • 6,8 millions
    Nombre de particuliers qui produisent annuellement une déclaration de revenus au Québec
    Source : Revenu Québec
    616 159
    Nombre de personnes morales qui produisent annuellement une déclaration de revenus au Québec
    Source : Revenu Québec