La petite Marie-Ève, sévèrement négligée dès son plus jeune âge et recueillie par une mère adoptive aimante, hérite rapidement de l’étiquette d’enfant affligée d’un « trouble de comportement ». Ce diagnostic enclenche un engrenage qui orientera tous les traitements qu’on lui donnera, jusqu’au centre de réadaptation, où elle sera placée pendant plus d’un an et transférée à répétition en isolement. Voici la suite d’une histoire tragique qui rappelle de façon troublante le drame de la fillette de Granby.

Le mauvais diagnostic ?

Nous sommes en 2013. Marie-Ève et son intervenante de la DPJ se trouvent dans le bureau d’un psychiatre. Ce dernier est le premier à évaluer la petite, qui présente manifestement des troubles de santé mentale. La mère adoptive, pourtant celle qui observe l’enfant au jour le jour, n’est pas conviée à la rencontre. Elle rencontre un résident, dans une autre salle.

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Annie et Marie-Ève, dont les noms ont été modifiés pour préserver l’anonymat de la jeune, aujourd’hui âgée de 15 ans.

La petite Marie-Ève sortira de cette rencontre avec un diagnostic de trouble de l’attachement, et on la dirige vers le programme des troubles graves du comportement d’un grand hôpital psychiatrique. Cette étiquette de « trouble du comportement » la suivra jusqu’à ce jour et orientera tous les traitements qu’on lui offrira.

Cette étiquette était-elle erronée ? Annie est persuadée que oui.

Au moment de la rencontre avec ce premier psychiatre, il y a presque un an que Marie-Ève vit chez Annie. Sa nouvelle maman a constaté l’ampleur des retards qui affectent l’enfant. Retard de langage, retard cognitif, retard de développement physique. Les autos, les maisons, les arbres, les oiseaux… tout cela semble nouveau pour elle. La petite a peur de tout. Des gens, des situations qui se présentent, de sortir de la maison. Elle se désorganise facilement.

Tous les concepts de la petite enfance ne sont pas acquis : le temps, la causalité, l’autorégulation de ses émotions. Elle ne comprend pas ce qui se passe autour d’elle.

Annie, mère adoptive de Marie-Ève

Parfois, constate Annie, l’enfant semble se déconnecter totalement de la réalité. Elle se berce, entourée de ses cheveux, en faisant des sons inarticulés.

En vivant avec Annie, Marie-Ève fait cependant des progrès stupéfiants. « Le pédiatre qui la voyait, il était certain qu’elle allait être déficiente intellectuelle. Il voyait les progrès et était estomaqué. »

Et puis, on la dirige en psychiatrie. « Et c’est là que ça commence, raconte Annie. Le psychiatre écrit dans son rapport que j’hésite à la discipliner par peur de la traumatiser, raconte Annie. Mais bien sûr que je ne la punissais pas ! Elle perdait complètement contact avec la réalité ! Elle n’avait pas un trouble de comportement, elle était traumatisée ! » Néanmoins, Marie-Ève aboutit dans un programme pour les troubles graves du comportement.

Une scolarisation catastrophique

Là-bas, on l’évalue. Les tests démontrent qu’elle n’a pas de déficience intellectuelle et n’est pas autiste. Au fil des ans, elle hérite de sept diagnostics psychiatriques, elle a des troubles de langage, de la difficulté à faire des apprentissages. « Un plus un égale deux, ça prend des mois à apprendre ça », résume Annie.

On tente de l’intégrer à des classes : sans surprise, c’est une catastrophe. Elle finit par être scolarisée à l’hôpital. Fin 2016, elle a 9 ans. Elle a terminé l’équivalent d’une deuxième année du primaire. L’hôpital la dirige vers une école réservée aux cas de troubles du comportement.

Marie-Ève, toute petite, encore un peu sidérée par la vie en général, se retrouve dans une école fréquentée par une clientèle souvent formée de jeunes à problèmes.

On lui prend ses choses et on menace de ne plus les lui rendre. « Dans le transport à l’automne, un chauffeur a été interpellé pour des propos inappropriés concernant X et des allégations d’attouchements sexuels. Dans le transport, d’une durée de quatre heures par jour, il y a eu plusieurs situations où un jeune menace, frappe, menace de tuer X. Cette dernière ne se défend pas et a peur de dénoncer », établit le rapport d’une travailleuse sociale qui suit l’enfant au CLSC de son quartier, puisque l’hôpital ne lui offre plus de services.

La petite doit faire plusieurs heures de transport scolaire chaque jour pour se rendre à l’école. « Un jour, le chauffeur de bus m’a dit : “Madame, dites à votre fille qu’elle arrête de crier et qu’elle ne se laisse pas faire.” Comment, qu’elle ne se laisse pas faire ? demande Annie. “Les garçons la grimpent sur eux et ils se frottent dessus.” J’ai appelé, je me suis plainte, le chauffeur a perdu sa job le lendemain. » Marie-Ève endure un an de ce traitement. Et puis, Annie perd patience et la retire de l’école.

En janvier 2020, Marie-Ève aboutit dans une nouvelle école publique. C’est sa sixième école. Un éducateur lui est attitré. Il s’y prend mal avec elle, la chronomètre dans ses apprentissages, entre de trop près dans sa bulle, alors que l’enfant déteste être touchée. Parallèlement, l’enfant entame une thérapie avec une psychologue, qui vise à « revisiter ses traumas ». La conjonction de ces deux évènements, constate Annie, engendre une situation de crise majeure.

« La situation se dégrade. X fait des crises. Elle urine partout dans la maison. Écrit le mot suicide partout. Défèque à côté de la toilette. Découpe ses vêtements. Plusieurs consultations aux urgences, précisent les notes de la travailleuse sociale qui suit l’enfant. Nous percevons la détresse d’une mère qui ne reconnaît plus sa fille », écrit une travailleuse sociale qui suit la mère et la fille au CLSC de leur quartier.

« Elle ne voulait plus aller à l’école, elle a voulu se jeter par la fenêtre, elle écrivait ça partout, suicide, suicide », raconte Annie. À bout de ressources, elle finit par appeler la police. Entre le début de février et la fin de mars 2020, une quinzaine d’interventions policières ont lieu à son domicile. Les policiers doivent parfois se mettre à quatre hommes pour maîtriser Marie-Ève.

La femme et la jeune fille se retrouvent de nouveau dans un bureau de psychiatre. « Il me dit : “Vous allez arrêter de gâter votre fille, elle a besoin d’être encadrée.” » Annie est stupéfaite.

Ce qu’elle ne sait pas, c’est que dans les rapports des intervenants du CLSC qui suit sa fille depuis maintenant trois ans, elle est désormais considérée comme une mauvaise mère à cause des comportements de sa fille. « Le manque de distance relationnelle entre X et sa mère contamine les relations en général et semble avoir pour fonction de maintenir X dans une position de victime, alors que sa mère agit à sa place ou vit les émotions suscitées à la place de l’enfant », écrit la travailleuse sociale qui la voit depuis des mois.

Le 20 février 2020, un nouveau signalement est donc déposé à la DPJ pour troubles de comportement, mais aussi « mauvais traitements psychologiques et négligence sur le plan de la santé ». Bref, Annie est désormais soupçonnée d’être une mère toxique pour cette enfant, à qui elle a pourtant offert tout l’amour du monde.

Lisez « La petite enfant sauvage », la première partie de notre enquête

105 transferts en isolement

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Marie-Ève montre des dessins qu’elle a réalisés.

« Vous ne comprenez pas, amenez-moi à l’hôpital, vous voulez que je meure. »

Les éducateurs du centre de réadaptation n’ont jamais vu Marie-Ève dans un tel état. Ils viennent de la découvrir, roulée en boule dans une armoire. « Elle crie, elle est coincée, toute mouillée, complètement en sueur. Elle aurait pu facilement manquer d’oxygène », écrit l’éducatrice qui fait rapport de la journée.

Lorsqu’ils réussissent à l’extirper de son armoire, la jeune soulève sa robe, urine par terre en riant. On la transfère à la salle d’isolement. « Elle y arrive dans un état dans lequel je l’ai rarement vue. » Elle se met à hyperventiler tellement elle crie.

Nous sommes en septembre 2020.

Il y a maintenant six mois que Marie-Ève est placée au centre de réadaptation. Et ça ne se passe pas bien du tout. En mars, ce sont les policiers qui l’ont escortée au centre. Chez elle, Annie tentait de la maîtriser depuis des heures. À bout de ressources, elle a fini par appeler la police. Et signer une entente de mesures volontaires avec la DPJ pour placer sa fille.

Dès son arrivée au centre, Marie-Ève a des comportements extrêmement troublants. Elle se promène nue, défèque et urine partout, tente de fuguer. Pendant son séjour de 10 mois au centre, elle sera transférée pas moins de 105 fois à l’unité de retrait, où elle sera parfois enfermée et contentionnée. Ces « séjours » en retrait peuvent durer quelques minutes, mais aussi plusieurs heures. En gros, on attend qu’elle se calme.

Annie est profondément inquiète pour sa fille, elle n’a jamais vu de tels comportements perdurer autant chez elle. Elle réclame, à plusieurs reprises, son retour à la maison. Elle craint qu’il soit néfaste pour sa fille, qui a vécu toute petite enfermée dans une chambre pendant des années, de se retrouver de nouveau régulièrement derrière des portes verrouillées.

Le placement « l’a marquée négativement »

Dans l’étude de la situation sociale de l’enfant rédigée en janvier 2021, qui fait le bilan de son séjour en centre, l’intervenante qui la suit estime que l’enfant a beaucoup progressé. « Elle a fait de beaux acquis durant son placement, notamment au niveau de la gestion des émotions. Le cadre bienveillant et neutre, la routine, les auto-observations ont beaucoup aidé. »

Ce n’est pas ce que disent les 292 pages de notes des intervenants, prises chaque jour de son placement. Elles montrent que la jeune n’a jamais cessé d’avoir des comportements troublants évoquant une détresse intérieure extrême, jusqu’aux derniers jours de son séjour en centre.

Un autre rapport rédigé quelques mois plus tard à l’intention du réviseur de la DPJ dresse d’ailleurs un bilan beaucoup plus honnête des interventions en centre de réadaptation.

Ce moyen n’a pas eu l’effet escompté et a marqué négativement X, lui faisant vivre de l’anxiété quant à une éventuelle nouvelle demande d’hébergement.

Extrait du rapport destiné au réviseur de la DPJ

« Madame a une belle sensibilité pour sa fille, ajoute le rapport. Il apparaît qu’elle a une lecture assez juste des besoins de sa fille et la connaît mieux que personne. Elle reste la mieux placée pour nous guider dans notre accompagnement. »

En clair, comme ses interventions sont un échec sur toute la ligne, la DPJ renvoie Marie-Ève chez sa mère.

C’est à ce moment qu’Annie commence une thérapie. Le psychologue est un homme de grande expérience, spécialiste du trouble de l’attachement, qui a été témoin expert devant le Tribunal de la jeunesse à de nombreuses reprises.

Il a été témoin de certaines crises de Marie-Ève, qui l’ont bouleversé. Il a d’ailleurs aidé Annie, bénévolement, à présenter un dossier au programme d’indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) afin que la jeune puisse enfin avoir officiellement le statut de victime et, donc, des traitements payés par l’État. Annie a présenté un dossier de 62 pages à l’IVAC. Sa demande a été acceptée.

« Tout le monde continue à la percevoir comme étant un cas de trouble du comportement, dans le sens d’un délinquant qui a un trouble du comportement, estime ce psychologue. Elle se désorganiserait par manipulation. Alors que moi, je l’ai bien vu, un enfant ne peut pas se comporter comme ça par manipulation. Elle déployait une énergie, elle se mettait dans un état d’agitation qui durait des heures. »

Pour lui, tant les actions de la DPJ que des psychiatres au dossier ont nui à l’enfant.

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Annie

Les interventions de l’hôpital ou de la DPJ, ça n’a pas donné de résultats : au contraire ! Ça a aggravé les comportements. Mais pour une raison qui m’échappe, ils ne concluent pas à l’inefficacité de leurs méthodes.

Un psychologue d’expérience spécialisé dans le trouble de l’attachement

« Ce placement qui a duré un an, ç’a été traumatisant pour elle, ajoute-t-il. Elle se faisait punir, isoler. En ce moment, elle a peur d’être placée. Les dernières fois qu’elle a été hospitalisée, c’est parce qu’elle avait peur d’être placée. »

Car, paradoxalement, même après ce placement catastrophe, les services sociaux tiennent à rester dans le dossier. En décembre dernier, on tente de faire signer à Annie une nouvelle entente pour des mesures volontaires. Elle refuse : elle ne veut plus rien savoir de la DPJ.

Et c’est là que le dossier devient complètement surréaliste. Insatisfaite qu’Annie refuse de signer une entente de mesures volontaires, la DPJ ne lâche pas prise et indique à Annie que le dossier sera envoyé devant le Tribunal de la jeunesse. À quatre jours de Noël, en urgence, la mère et la fille sont convoquées devant un juge. Pourquoi ? Cela demeure incompréhensible à ce jour. D’ailleurs, le 15 mars, la DPJ se rend à l’évidence et se désiste finalement du processus qu’elle a elle-même entamé.

Le dossier de Marie-Ève à la DPJ est désormais fermé.

Soulagée de cette fermeture, Annie n’a pas terminé pour autant son combat. Elle demeure profondément inquiète pour l’avenir de sa fille. « Dans trois ans, elle va avoir 18 ans. Qu’est-ce qu’elle va faire ? Elle va vivre de l’aide sociale ? Elle ne pourra même pas hériter de ma maison ! Qu’est-ce qu’elle va devenir ? »

« Moi, tout ce que je voulais, c’est une petite vie tranquille avec ma fille. Mais eux, ils m’ont transformée en machine de guerre. »

« On en a échappé une autre »

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Une œuvre de Marie-Ève, qui s’est représentée elle-même.

L’histoire de vie de Marie-Ève comporte nombre de similitudes troublantes avec le drame qui a mené à la mort de la fillette de Granby, estime André Lebon, qui a été vice-président de la commission Laurent, créée à la suite de cette tragédie.

« C’est une situation qui est tellement semblable à celle de Granby quant aux enjeux qui touchent le réseau, estime-t-il. C’est un autre Granby parce que dans les deux cas, le réseau a échoué dans sa capacité d’apprécier les besoins de l’enfant dès la petite enfance. Ce faisant, on l’a maintenue dans une famille naturelle inappropriée et par la suite, l’ensemble des acteurs du système ont tour à tour et en silo échoué à mettre en commun les solutions requises à la situation. »

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André Lebon, vice-président de la commission Laurent

Le pédiatre et neurologue Gilles Fortin, qui a œuvré pendant 20 ans auprès des enfants maltraités et négligés à la Clinique socio-juridique de l’hôpital Sainte-Justine, est du même avis. Le Dr Fortin a lui aussi siégé à la commission Laurent. « On a attendu qu’elle ait 4 ans pour vraiment se préoccuper d’elle. L’absence de services et d’intervention avant l’âge de 4 ans malgré un premier signalement à 1 an a entraîné l’installation d’un traumatisme que l’on peut qualifier déjà de complexe et quasi irréversible », dit-il.

Pour lui, la DPJ n’aurait jamais dû stigmatiser la mère adoptive, mais plutôt chercher à l’épauler.

Annie, éclairée par les spécialistes de la santé mentale, aurait dû être considérée comme la personne clé de l’intervention auprès de la petite plutôt que de discuter de la qualité et de la pertinence de ses interventions. Bref, on aurait dû l’écouter et l’accompagner sans chercher à la remplacer.

Gilles Fortin, pédiatre et neurologue

Cela dit, ajoute André Lebon, « malgré la tristesse extrême que suscite la situation de cette enfant, l’enquête sur Granby et les dysfonctions du réseau a été faite. Les constats sont documentés, et la Commission a formulé des recommandations. Maintenant, il faut agir. Si on ne fait pas les changements, cela va perdurer ». Pour lui, trois recommandations du rapport de la commission Laurent auraient pu faire la différence, tant dans le cas de Granby que de celui de Marie-Ève.

1– Donner la priorité à l’intérêt de l’enfant

La Commission a recommandé que l’intérêt de l’enfant soit remis au centre des décisions prises par la DPJ. Et pour cela, souligne André Lebon, il faut « être à l’écoute des messages que les enfants nous envoient dès le plus jeune âge, qui ne sont souvent pas verbaux, mais comportementaux ». En vertu de ce nouveau paradigme, des décisions plus rapides auraient pu être prises dans le dossier de Marie-Ève, dès son premier signalement, par exemple. « L’enfant s’époumonait à nous signifier que ça n’allait pas. On ne l’a pas écoutée. » Le projet de loi 15 du ministre délégué Lionel Carmant a concrétisé cette recommandation de la commission Laurent dans une nouvelle mouture de la Loi sur la protection de la jeunesse.

2– Mettre la hache dans les silos

Le cas de Marie-Ève montre l’incapacité des intervenants des différents réseaux à travailler ensemble. Les intervenants de la DPJ, le personnel scolaire, les gens du CLSC ont échoué à travailler en collégialité. Il faut changer cela, et de toute urgence, a recommandé la commission Laurent. « Il faut que l’ensemble du réseau travaille de façon coordonnée, ce qu’on n’a clairement pas fait ici », dit M. Lebon.

3– Repenser les pratiques en centre de réadaptation

La commission Laurent a recommandé un examen des pratiques qui ont cours en centre de réadaptation. « On a eu suffisamment d’éléments devant la Commission pour dire qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas avec les pratiques en centre. Il faut faire un temps d’arrêt pour regarder si nos façons de travailler sont adéquates. Il faut passer d’une approche de contrôle des comportements à une approche de construction de l’autonomie du jeune à sa sortie », fait valoir M. Lebon.